La crise politique a passé un cap qui peut rendre la situation irredressable pour le pouvoir. Pour la troisième fois, le gouvernement de François Hollande ne parvient pas à faire approuver sa politique par le jeu normal du Parlement, où il disposait pourtant d’une majorité confortable depuis 2012.
Cela a été le cas sur la loi Macron au printemps 2015, puis sur la déchéance de nationalité et la révision constitutionnelle début 2016, et enfin sur la loi Travail la semaine dernière Trois sujets emblématiques de choix stratégiques où le gouvernement tourne le dos, non pas aux promesses, mais au message politique entendu en 2012 par le peuple de gauche, sans lequel il n’aurait pas gagné. La fracture politique est donc béante, non pas entre deux peuples de gauche, mais deux politiques irréconciliables qui le traversent. On se souvient de 2005. Et en 2012 la confrontation avait déjà eu lieu entre la candidature Hollande et celle de Jean-Luc Mélenchon portée par un Front de gauche rassemblé. La confrontation politique de 2012, où le rapport de force avait produit le discours du Bourget (trompeur bien sûr), est ensuite devenue une expérience sociale vécue de jour en jour par les salarié-es, les jeunes, les précaires, et s’est d’abord transformée en démobilisation, abstention, dégoût, sécession politique.
L’échec retentissant du projet honteux de déchéance de nationalité, accompagné de remobilisations démocratiques (collectifs contre l’état d’urgence, appel de cent organisations avec la Ligue des droits de l’Homme, etc.), a affaibli considérablement la crédibilité du couple exécutif Hollande/Valls. Mais au lieu de temporiser, ils ont surenchéri, car leur projet est bien de jeter les bases d’une force qui assume la rupture avec le vieil héritage du PS d’Epinay (1971), pour s’allier aux forces et aux idées décomplexées du libéralisme dominant. En somme d’appliquer sans fard ce que l’économiste Gilbert Cette (Le Monde du 15 mai 2016, débats sur « Peut-on encore sauver la gauche ») somme d’accomplir à la gauche « moderniste » : «assumer un cadre idéologique cohérent », et non pas « simpliste » comme autrefois (arrêter de défendre le SMIC par exemple !). Sur la loi Travail, Valls a chargé la barque pour avoir l’assentiment du MEDEF. Cela passait ou çà craquait. Cela a craqué.
Dès lors, avec l’épisode du passage en force (49-3), du mépris des mobilisations et du débat avec sa propre majorité parlementaire, puis de la tentative de censure portée par 56 députés dont 25 du PS, la question posée est de savoir si ce gouvernement restera debout jusqu’en 2017. Ce n’est pas un débat de prospective politique, mais un enjeu de luttes. Car il serait hautement souhaitable que le retrait de la loi Travail couplé avec une accélération de la crise de légitimité du gouvernement débouche sur un véritable empêchement de gouverner, et donc une dissolution. Pour le mouvement social, comme pour l’alternative de gauche et écologique, ce serait la meilleure situation, plutôt que de laisser le calendrier institutionnel (avec le jeu mortifère des joutes présidentielles) reprendre le leadership et dévier l’énergie citoyenne déployée ces dernières semaines. Est-ce possible ? C’est le rapport des forces qui le décidera. La question est donc de savoir comment il peut se construire.
Deux fois 1,3 million
La lutte contre la loi Travail a fait craquer la chape de plomb qui paralysait depuis 2010-2012 le mouvement social. Même si des forces diverses préparaient le terrain depuis l’automne 2015, la pétition LoiTravailNonMerci a installé sur la scène nationale un refus politique d’obéir à un pouvoir arrogant, avec la portée subversive des 1,3 millions de signataires en deux semaines, chiffre record. Le coup de bélier a été immédiatement relayé par le front syndical unitaire, dès le 9 mars (intersyndicale nationale CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, FIDL, UNL). La jeunesse est entrée en action, mais le syndicalisme l’a immédiatement suivi. Et il y a eu la montée en crescendo jusqu’au 31 mars. Les 1,3 millions de clic pétitionnaires se sont transformés en 1,3 millions de manifestant-es et grévistes, y compris dans le secteur privé (même si aucun étude précise n’est parue à ce jour sur l’ancrage réel des grèves). 2/3 ou 70% des Français déclaraient soutenir le mouvement, y compris le retrait de la loi.
Après le premier étage de la fusée «action » par la pétition, puis le deuxième étage par les grèves et manifestations, le 31 mars au soir lance le troisième étage place de République: les Nuit Debout. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sans doute (si on agrège les chiffres sur plusieurs semaines, même si là aussi les études globales font encore défaut) manifestent le désir d’occuper les places, les centres villes politiques, mais aussi certaines banlieues ou quartiers « populaires » (avec des résultats plus modestes), afin de mettre en synergie le refus global du « système », et inventer un monde commun. Beaucoup d’initiatives de résistances jusqu’ici souterraines (écologie de terrain, luttes sur le logement, luttes des banlieues, luttes féministes, élaborations pour une nouvelle Constitution ou pour la Démocratie, etc.) émergent et convergent. Mais cela n’atteint pas la massivité des mouvements de type 15 mai 2011 dans l’Etat espagnol ou Occupy Wall Street, même si la filiation est évidente.
Mouvement social, mouvement socio-politique ?
Entre deux dates nationales de mobilisations interprofessionnelles après le 31 mars, mais aussi entre les dates des mobilisations de la jeunesse (lycées, facultés), les grèves ne s’implantent pas. Le congrès de la CGT appelle à des reconductibles, l’Union syndicale Solidaires se prononce clairement depuis le début en ce sens (et soutient un appel de syndicalistes), la coordination étudiante et les syndicats de jeunes poussent à reproduire le mouvement massif de 2006 : mais il faut reconnaitre que la dynamique gréviste n’est pas jusqu’ici au rendez-vous.
Plusieurs explications sont possibles. La première est la difficulté à faire le lien entre un refus politique d’une loi, porté par les secteurs militants du mouvement syndical et politique, et le vécu professionnel dans les entreprises. Le CPE était une mesure clairement ciblée sur les jeunes et simple à comprendre. La loi Travail s’attaque à un siècle (au moins) de principes de droit du travail, pas toujours immédiatement saisissables sur le terrain (principe de faveur, hiérarchie des normes), surtout après les reculs sociaux subis et les pertes de repères induits. Cela renvoie à un deuxième aspect : l’énorme difficulté aujourd’hui à agir dans les entreprises privées émiettées (PME, sous-traitance en cascade, grands groupes inaccessibles…), et avec une menace permanente de répression, de licenciement, de bascule dans l’isolement désespérant. Les violences policières, doublées d’un brouillage médiatique sur les responsabilités entourant les manifestations, peuvent avoir aussi un effet dissuasif pour s’engager dans la lutte.
Il faudrait également analyser en détail une conséquence profonde de la mondialisation capitaliste, qu’on pourrait appeler paradoxalement la perte du sens d’un monde commun (contre intuitivement par rapport à la dite mondialisation) : voir à ce sujet les analyses de sociologie du travail de Danièle Linhart sur la destruction des valeurs professionnelles depuis les années 1980 (Pourquoi travaillons-nous, éditions ERES, 2008).
Tout cela confère au mouvement en cours un caractère de mouvement socio-politique : un mouvement de refus politique de la mesure de trop, mais qui ne prend pas encore la forme d’un mouvement social enraciné. Depuis la crise de 2008, plusieurs mouvements sociaux massifs de ce type ont eu lieu en Europe (surtout au Sud de l’Europe), avec une dominante de grève politique, mais pas de dynamique de grève générale massive bloquant toute l’économie.
Il n’est pas exclu cependant que, avec le temps, après plusieurs semaines de luttes, de débats, de confrontations, de prise de conscience progressive, des luttes plus ancrées professionnellement se développent. La semaine du 16 au 20 mai pourrait peut-être en être l’amorce, notamment si une grève des chauffeurs routiers, annoncée par FO et la CGT, se confirme après le 16 mai. Les routiers ont en effet compris qu’avec des heures supplémentaires indemnisées tombant de 25 à 10% à la 36ème heure (induites par la loi Travail), leur feuille de paie allait s’amaigrir considérablement pour des semaines de travail harassantes. Du côté des salariés de la chimie, des ports, des appels de blocages des usines sont également annoncés.
Enfin, la colère des cheminots pour la préservation de leur statut menacé par la loi de 2014 (une convention collective nationale est en cours de négociation), pourrait avoir pour effet un mouvement d’entrée en reconductible lancé par SUD Rail à partir du 18 mai, ou un mouvement de grèves de 48 heures chaque semaine (mais illimité) lancé par la CGT, qui recherche le maintien de l’unité syndicale (incluant la CFDT) des 9 mars, 28 avril, et de la montée nationale sur Paris du 3 mai.
Mais ce n’est pas parce qu’un mouvement socio-politique n’a pas encore de dynamique générale bloquant l’économie qu’il n’a pas d’effet d’accélération de la crise politique, et donc un effet de paralysie sur le pouvoir en place. C’est sans doute cet aspect que les forces du mouvement pourraient débattre, que ce soit les forces syndicales ou celles des Nuit Debout, qui ont amorcé une convergence prometteuse. De même, les forces politiques de gauche opposées au gouvernement pourraient réfléchir à la portée politique de la situation et aider à accélérer la crise gouvernementale en rompant avec le caractère obligé du calendrier institutionnel de 2017. Un Appel de cent personnalités sociales et politiques à « favoriser l’irruption citoyenne » est opportunément sorti le 1er Mai 2016. Le mouvement Ensemble ! a proposé en avril d’organiser des Forum pour l’Alternative sur la base de cette situation prometteuse.
Censurer le gouvernement
C’est pourquoi la motion de censure recherchée par 56 députés (il en fallait 58 pour être recevable et mise aux voix, mais la droite peureuse ne l’aurait pas votée !) issus du Front de gauche, d’EELV, de socialistes critiques, ou non apparentés, est de ce point de vue le signal très positif d’une désagrégation possible du pouvoir Hollande/Valls. Il fallait sans doute aller jusqu’à voter la motion de censure de la droite comme les députés Front de gauche l’ont fait, ainsi que quelques autres. Il fallait en effet faire tomber Manuel Valls et contraindre un autre Premier ministre (ou le même probablement) à repasser l’épreuve de la confiance. Et ainsi user ce pouvoir à bout de souffle jusqu’à provoquer, si possible, une dissolution devant l’impossibilité de gouverner plus longtemps. Le pays mobilisé attend un dénouement de ce type devant la pourriture accentuée du système de la 5ème République, et le degré de trahison d’un pouvoir osant encore se réclamer de la gauche.
Voter la motion de censure de la droite, en étant de gauche, peut faire débat. Plusieurs arguments vont cependant dans ce sens. Il ne s’agit nullement bien sûr d’approuver les considérants de la droite, mais de tout faire, absolument tout faire, pour que la loi Travail soit mise au rebut. Nous ne sommes plus au début de la mandature, dans une situation possiblement mouvante, mais à la fin d’un cycle politique destructeur pour les idéaux de gauche. Un coup de barre vigoureux doit être donné. L’audace politique est nécessaire.
Du côté du mouvement syndical, des Nuit Debout, de la jeunesse, il est possible que la crise démocratique issue du 49-3 fasse murir des propositions visant à faire apparaitre une contre-majorité populaire à la majorité institutionnelle illégitime. Jean-Claude Mailly (FO) a proposé un référendum national qu’il a opposé aux référendums antisyndicaux de la loi Travail, mettant le gouvernement au défi de la démocratie. L’idée d’une gigantesque manifestation nationale à Paris circule également, en parallèle à une votation citoyenne de censure populaire. La loi Travail repasse en juin à l’Assemblée, mais tout doit être fait d’ici là pour que le pouvoir ne puisse plus gouverner.
Jean-Claude Mamet