Recul environnemental, négligence vis à vis des objectifs Egalim, acceptation d’accords de libre échange à Bruxelles hier (Mexique, Nouvelle-Zélande, Chili) et peut-être demain (Mercosur, Australie…), tout cela n’augure vraiment de rien de bon pour l’agriculture paysanne
Révoltes paysannes : un bilan à chaud 2/2
Par Émile Ronchon, le 6 février 2024
Les mesures du Gouvernement pour répondre à la révolte paysanne…
…et celles qu’il n’a pas prises
Un des déclencheurs ayant été la volonté de diminuer la défiscalisation du gasoil agricole (le GNR), qui coûte 1,4 milliard € par an à l’État. Cette diminution devait être très progressive. Mais c’est l’inverse qui va se passer. Jusque-là, les agriculteurs étaient remboursés d’une partie des taxes sur le GNR en mai de l’année suivante. Désormais, la détaxation sera immédiate. Certes, le coût du gasoil est impactant pour des fermes de plus en plus mécanisées, mais il ne représente que 5% environ des charges totales (10% pour l’ensemble énergie + lubrifiants).
Autre mesure du Gouvernement, des indemnisations, notamment pour les aléas climatiques et sanitaires. Au total, 400 millions € ont été annoncés, soit en moyenne 1 k€ par ferme (ou 0,5 k€ par ETP). Ce n’est pas rien, mais cela ne va pas changer la situation économique des fermes les plus affectées…
Mais les mesures qui ont apporté le plus de baume au cœur de la rue de la Baume (siège parisien de la FNSEA dans le 8ᵉ arrondissement), c’est tout ce qui concerne les normes administratives et environnementales. Et tout spécialement la « mise en pause » du plan Eco-Phyto visant la réduction de l’usage des produits phytosanitaires (herbicides, insecticides et fongicides).
La FNSEA et son très médiatique président Arnaud Rousseau, également PDG d’AVRIL (comme Xavier Beulin l’était avant lui) exige l’arrêt de la « sur transposition » des normes européennes. La FNSEA vise tant l’arrêté « plan eau » de 2021 (autorisation des prélèvements), ou encore l’extension du zonage « zones humides », des zones de non-traitement phyto sanitaires (les ZNT), ou encore l’obligation de non-retournement des prairies permanentes… Mais le syndicat majoritaire exige également la mise sous tutelle politique de l’ANSES, la généralisation des exonérations de charges patronales pour les travailleurs occasionnels…
Les études récentes montrent pourtant qu’il n’y a pas de surtransposition des règles européennes en France.
En revanche, il y a sans doute un vrai problème de surcharge administrative et de contrôles multiples des fermes, qui n’est d’ailleurs pas propre à l’agriculture. Tout militant de l’écologie que l’on soit, on ne peut pas l’ignorer. D’autant qu’il y a de moins en moins de main d’œuvre dans les fermes. On est face à un besoin criant de relève alors que 45% des agriculteurs devraient cesser leur activité d’ici à 3 ans. Il existe de multiples freins à l’installation agricole. Le premier est le coût du capital à investir (en foncier, en bâtiment, en cheptel)… mais la charge administrative est aussi un frein très important (voir un documentaire récent comme « La ferme des Bertrand »1Documentaire sur 50 ans de vie d’une ferme laitière dans les Hautes-Alpes, fabricant du Reblochon AOC, réalisé par Gilles Perret et qui vient de sortir en salles début février 2024.par exemple). D’autant que toutes les déclarations se font désormais sur Internet, pas facile quand l’internet est très lent comme dans beaucoup de milieux ruraux éloignés.
En revanche, aucune déclaration du Gouvernement sur les services publics de plus en plus déficients dans les zones rurales : disparition des écoles, des bureaux de poste, difficulté à trouver un médecin ou un dentiste…
Plans EcoPhyto : 15 ans d’échec malgré des millions dépensés.
Le Gouvernement a promis une réflexion sur les normes, le raccourcissement des délais de recours face aux projets d’investissement… et surtout la mise en pause du programme Eco-Phyto2https://www.alternatives-economiques.fr/dix-graphiques-comprendre-racines-de-colere-agricole/00109464.
Ce Plan en lui-même est un symbole des errements des pouvoirs publics en France, et pas seulement depuis l’élection de Macron ! Le 1er plan de réduction de l’usage des produits phytosanitaires date de 2008 à la suite du Grenelle de l’environnement. Il prévoyait alors une baisse des usages de moitié à l’horizon 2018 par rapport à 2009, 50% des fermes en certification environnementales en 2012 et 20% de surface en agriculture biologique en 2020. Et Macron lui-même s’était engagé à l’interdiction du glyphosate en 2019.
15 ans et plusieurs centaines de millions d’€ après, on en est aujourd’hui très, très loin. L’indicateur NODU (nombre de doses par unité hectare) des ventes de produits phytosanitaires en France a augmenté depuis 2009, selon le Ministère, même si la tendance semble à la baisse depuis le pic de 2018 (voir graphique avec les résultats provisoires pour 2021).
Source : Ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire3https://agriculture.gouv.fr/indicateurs-des-ventes-de-produits-phytopharmaceutiques
Les versions successives (on en est au 4ᵉ) du plan Eco-Phyto ne cessent de repousser les échéances, et la recherche sur des alternatives est toujours en cours. Le réseau DEPHY qui devait rassembler 5 000 fermes expérimentant des méthodes pour réduire l’usage des phytos n’en compte plus que 3 000. Pourtant, dans ce réseau de fermiers volontaires et motivés, on montre que des pratiques adaptées peuvent permettre d’atteindre les objectifs. Un rapport de la Cour des Comptes en 2020 et une Commission d’enquête parlementaire présidée par les députés Potier (PS) et Decrozailles (LREM) en 2023 font un bilan très négatif et formulent des recommandations intéressantes. Il ne faudrait pas mettre l’objectif sous le tapis sous prétexte qu’on n’y arrive pas !
C’est que la réduction de l’usage des phytosanitaires n’est pas d’abord un problème individuel, et il ne sert à rien d’accuser uniquement les « agriculteurs pollueurs ». C’est d’abord une responsabilité de tout l’environnement : des distributeurs et des prescripteurs (encore trop souvent les mêmes, même si c’est en théorie interdit), et aussi des transformateurs et des distributeurs, qui ne valorisent pas assez ces pratiques vertueuses.
Quand on voit le vote au Parlement Européen en novembre 2023 qui rejette l’objectif de -50% d’usage des pesticides, on se dit qu’on n’est pas au bout du chemin. Cet objectif du Green Deal semble bien renvoyé aux calendes grecques…
Pour le cas particulier du glyphosate, cet herbicide non sélectif reste très utilisé partout dans le monde, car peu coûteux. En France, son utilisation est toujours en hausse selon l’indicateur NODU de 2020. Ses défenseurs soulignent que c’est indispensable pour supprimer le labour (semis direct pour ne pas affecter la vie du sol, maintenir l’humus, les bactéries et les lombrics en particulier) et pouvoir semer derrière une culture intermédiaire couvrant les sols après récolte d’une céréale ou d’un oléagineux (engrais vert ou culture piège à nitrate – CIPAN). Il existe d’autres techniques, mais plus coûteuses et exigeantes en matériel, et insuffisamment diffusées aujourd’hui…
Pourtant, les agriculteurs sont les premières victimes de cet usage irraisonné de phytosanitaires. Les cohortes dites « AgriCan », l’étude la plus large au monde sur les cancers dans la population agricole menée par l’INSERM, montrent une fréquence beaucoup moins élevée de 14 types de cancers (poumon, larynx, anus, vessie…) mais à l’inverse une fréquence nettement plus élevée de lymphomes, et surtout la maladie de Waldenström, ainsi que des myélomes multiples. Les liens directs avec l’usage de produits phytosanitaires ou d’insecticides pour animaux ne sont jamais absolument prouvés, mais la corrélation avec ces usages est très forte comme le soulignent plusieurs publications internationales4https://www.agrican.fr/publications. Il est tout aussi probable que les riverains paient un lourd tribu à ces épandages, notamment quand ils ne sont pas réalisés dans des conditions adéquates (absence de vent, utilisation de matériel de précision, distance d’épandage par rapport aux habitations et aux jardins…).
L’exemple de la réussite du plan Eco-Antibio indique une voie à suivre. Les utilisations d’antibiotiques en élevage ont ainsi été réduits de 52% à l’entre 2013 et 2022. Pour les antibiotiques critiques pour la santé humaine – afin d’éviter l’antibiorésistance – les diminutions sont même de 90% depuis 2013 pour les céphalosporines et pour les fluoroquinolones. Cela montre que la mobilisation de toute la filière, des prescripteurs et distributeurs (les vétérinaires et les pharmaciens) jusqu’aux transformateurs, avec un appui décisif et continu des pouvoirs publics et de la recherche, peut payer. Mais à quoi cela servira-t-il si on importe davantage de produits carnés et laitiers de pays qui ne respectent pas ces normes ?
La question de la répartition de la valeur ajoutée agricole et alimentaire, et la justice pour les paysans
À la suite de l’élection de Macron, le Gouvernement avait tenté de répondre aux revendications de juste revenu paysan par les lois Egalim à partir de 2018. Qu’il y ait eu nécessité de les renforcer ensuite par les lois Egalim 2 et 3 montre toute la difficulté de l’affaire. Il s’agit en particulier de partir du prix de revient agricole (coût de production corrigé des aides) pour établir les prix de vente à la transformation puis à la grande distribution.
Déjà, les références de prix de revient ont été l’objet de multiples polémiques au sein des Interprofessions par filière, vu la diversité des situations agricoles : fallait-il prendre la référence des 10% des producteurs les plus efficients, ou la médiane.
Ensuite, de nombreux acteurs de l’aval de la filière étaient très réticents, y compris les coopératives qui voulaient rester en dehors de la loi grâce à leur statut particulier. Et, parmi les transformateurs, les entreprises transnationales (comme Lactalis, Savencia, Bel pour ne citer que celles de la filière lait) ont commencé à faire du chantage à la délocalisation. Bien évidemment, les plus farouchement opposés ont été les centrales d’achat de la grande distribution. Quand, en plus, l’inflation alimentaire s’est durablement installée, à partir de la fin 2021, en France, la volonté politique s’est plutôt focalisée sur cette dernière en laissant tomber les objectifs des lois Egalim.
Même si le Ministre Bruno Le Maire se dit attentif aux négociations actuelles entre transformateurs et distributeurs, ceux-ci tentent désormais de négocier les prix au niveau Européen, avec des alliances comme EURECA (Espagne – Carrefour), EVEREST (Pays-Bas, Système U) ou EURELEC (Belgique, Leclerc) afin de s’exonérer des contraintes françaises. Par ailleurs, les produits exportés ne sont précisément pas concernés par cette loi française.
La Loi Egalim avait aussi d’autres objectifs environnementaux (interdiction des néonicotinoïdes pour protéger les abeilles ; interdiction des épandages de phytos trop près des maisons…), de réduction drastique des plastiques (interdiction, dans la restauration collective, des pailles, des touillettes…), d’amélioration du bien-être animal, et d’approvisionnement de la restauration collective.
Dans cette dernière, les pouvoirs publics (l’État ou les collectivités locales) ont largement la main, qu’il s’agisse de l’enseignement, la santé, l’armée… Pourtant, avec des budgets qui n’augmentent pas, l’objectif de 50% de produits durables au 1ᵉʳ janvier 2022 (locaux, sous signes officiels de qualité et dont 20% de bio) n’a pas été atteint lors d’une enquête du Ministère. Sur cet échantillon (représentant 13% du chiffre d’affaires de la restauration collective en France), l’approvisionnement en produits durable au sens Egalim en 2022 était de 23% et celui en produits Bio de 10,6%.
Ainsi, l’application concrète des Lois Egalim réclamée par les syndicats agricoles, mais toujours mis en avant par la Confédération Paysanne, n’a pas fait partie des engagements agricoles du Gouvernement !
Recul environnemental, négligence vis-à-vis des objectifs Egalim, acceptation d’accords de libre échange à Bruxelles hier (Mexique, Nouvelle-Zélande, Chili) et peut-être demain (Mercosur, Australie…), tout cela n’augure vraiment de rien de bon pour l’agriculture paysanne, qui a bien des raisons de rester mobilisée ! Les mobilisations agricoles, un temps suspendues, pourraient rapidement reprendre, par exemple fin février à l’occasion du Salon de l’agriculture à Paris.
La politique agricole nous concerne toutes et tous, et il faudra bien aborder ces débats lors de la campagne pour les élections européennes de juin 2024, et comprendre les divergences de positions au sein de la gauche et de l’écologie en France.
Pour lire le début de l’article Révoltes paysannes : bilan à chaud 1/2
Notes
- 1Documentaire sur 50 ans de vie d’une ferme laitière dans les Hautes-Alpes, fabricant du Reblochon AOC, réalisé par Gilles Perret et qui vient de sortir en salles début février 2024.
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