Un article traduit par François Coustal

écrit par Dave Kallaway (lien ici ) qui participe au Comité de rédaction de Anti-Capitalist Resistance. Il est membre de Socialist Resistance, ainsi que de la section Hackney and Stoke Newington du Parti travailliste. Il collabore régulièrement à International Viewpoint et Europe Solidaire Sans Frontières.

Nous donnons un sens à nos vies à travers les histoires que nous nous racontons et que nous racontons aux autres. L’idéologie dominante se déploie à travers la manière dont elle utilise et cadre ces histoires. Dans la mesure où nous vivons dans une société d’inégalités pilotée par le système d’exploitation capitaliste à l’origine de la lutte des classes, cette utilisation et ce cadrage ne sont jamais étanches, jamais efficaces à 100%. Comme le dit Léonard Cohen, « il y a une fissure, une fissure en toutes choses et c’est par là que passe la lumière ». On peut trouver désespérant que des millions de personnes s’investissent dans les différents évènements du Jubilé, mais il existe désormais une minorité croissante de gens – notamment parmi les jeunes – qui comprennent parfaitement le caractère toxique de cette institution. Les affiches sur les murs comme la couverture médiatique du Jubilé ne laissent aucune place à la minorité significative qui est hostile à la monarchie.

La monarchie britannique est une histoire nationale et un rouage important dans le système idéologique actuel. Le Jubilé pour le soixante-dixième anniversaire du règne d’Elisabeth II dont les médias font la promotion depuis quelques temps et qui est « célébré » cette semaine à travers toute une série d’événements locaux et nationaux est la dernière déclinaison en date de cette histoire.

Beaucoup de gens situent réellement leurs propres histoires personnelles à l’intérieur du narratif royal. Aujourd’hui, au cours de la matinale de la BBC, les organisateurs du patrimoine indien de la section Bollywood étaient saisis d’émotion par le rappel que leurs familles avaient approché la Reine lors du Jubilé précédent. Ainsi nous avons appris qu’alors qu’ils étaient des enfants âgés de 9 ans, ils avaient agité des drapeaux lors d’une festivité alors que la Reine visitait Birmingham et que leur maman avait été présentée à l’entourage royal. Les gens se souviennent où ils étaient et ce qu’ils faisaient lors des évènements royaux importants, comme les mariages ou les décès. Plutôt que de « mesurer nos vies à l’aide de cuillères à café » comme le proposait T.S. Eliot, les gens mesurent leurs propres vies à l’aune des tasses à thé souvenirs ou des autres saletés qu’ils achètent.

L’idéologie royale est efficace jusqu’à un certain degré parce qu’elle est capable de jouer sur un certain nombre de réalités sociales dans lesquelles les gens s’investissent émotionnellement, comme leur communauté, l’identité nationale ou encore des valeurs positives comme le service des autres ou la charité. L’Etat encourage ces sentiments en accordant gracieusement un jour de congé supplémentaire pour faciliter toutes ces festivités de rue et autres initiatives organisées pour cette occasion. L’association des conseils municipaux estime qu’il y aura 16.000 initiatives de rue ce week-end. Des millions de gens vont y participer, sans être particulièrement pro-royalistes, juste pour passer du bon temps.

Une industrie du Jubilé s’est développée à hauteur d’un milliard de livres sterling, produisant des articles qui finiront rapidement au rebut. Une telle activité commerciale exprime parfaitement le gaspillage et le manque de goût qui sont ceux du spectacle de la consommation. Au même moment, des gens sont forcés de choisir entre se chauffer ou se nourrir et les banques alimentaires sont submergées de demandes.

La famille royale fait grand cas de la notion patricienne de « service » et, en conséquence, préside un grand nombre d’organismes de bienfaisance. Elle prend également soin de tracer un certain nombre de lignes dans le sable lorsqu’il s’agit de commercialiser sa marque ; d’où les tensions avec le Prince Harry et Meghan. Un ou deux éditorialistes ont également souligné que l’amoralité totale et le manque d’éthique du Premier ministre Boris Johnson renforcent le respect pour les soixante-dix ans de « service » de la Reine. Ainsi, le système idéologique monarchiste constitue un système de secours très utile pour nos dirigeants au moment où les hommes politiques sont de plus en plus vilipendés pour leur vénalité et leur malhonnêteté. Les gens croient que Boris Johnson édicte des règles que lui-même ne respecte pas mais que, au moins, la monarchie est « propre » et peut même être considérée comme quelque chose à défendre, parce qu’elle n’est pas comme Johnson et ses copains. Les partisans du socialisme ne doivent pas sous-estimer dans quelle mesure cette « distance » mise avec les aspects les plus sales de la politique signifie qu’en cas de crise très sérieuse de l’Etat britannique la monarchie pourrait être utilisée pour intervenir en défense de l’ordre capitaliste.

Naturellement le concept royaliste du « service » rendu à la nation est complètement exagéré.
Ross Kemp (qui joue Grant dans la série télévisée EastEnders) a été jusqu’à déclarer que la Reine était notre plus grande « bénévole ». Ross n’est pas très au courant de la manière dont la monarchie fonctionne : on ne devient pas « bénévole », on est né pour l’être et il y a même dans cela une touche de sélection « divine ». Aucune des « bonnes actions » que soutient la monarchie ne défie réellement la manière dont c’est le système qui fabrique des pauvres et des personnes désavantagées à travers son organisation sociale. Ils font de pieuses remarques sur l’aide qu’il faut apporter à ceux qui sont désavantagés, mais il s’agit d’une des plus riches familles capitalistes. Par exemple, ils discourent sur le problème du logement, mais le Prince de Galles possède un portefeuille foncier qui, s’il devenait propriété publique, fournirait la base d’un énorme développement de logements accessibles aux travailleurs. Il y a aussi un manque général de transparence sur les niches fiscales dont bénéficie la Famille royale.

La Famille royale a astucieusement modernisé sa marque et l’a plus ouverte aux caméras de télévision. Ainsi les Princes Harry et William parlent de leurs traumatismes personnels et incarnent un profil de masculinité légèrement différent de celui des mâles royaux du passé. Néanmoins ils savent qu’il faut maintenir la mystique de la monarchie avec des règles internes et ses secrets. Faire le travail quotidien de la « Firme » – assister à des inaugurations et des galas de charité ou représenter les institutions militaires – ne doit pas être souillé par un comportement scandaleux qui franchirait certaines lignes, d’où le « gel » du Prince Andrew à cause de ses relations avec Jeffrey Epstein, le pédophile. Même s’il y des tensions de temps à autres, il existe maintenant une symbiose parasitaire entre la Famille royale et les médias grand public. Les médias sont exploités autant qu’il est possible pour promouvoir une image de la « Firme » qui soit moderne et au goût du jour. Enfin, même les productions télévisées légèrement critiques comme la série The Crown sont récupérées à l’avantage de la Famille royale.

Deux autres arguments sont en général déployés afin de justifier la Monarchie. On fait de nombreux calculs pour évaluer ce que la Couronne génère en termes de revenus touristiques. Ainsi l’augmentation du nombre de touristes qui vont visiter Londres ce week-end a été mise en avant par la presse. Ce raisonnement suppose que les bâtiments et les objets associés à la monarchie disparaîtraient brusquement si la monarchie était abolie. Pourtant des pays qui ont aboli la monarchie, comme la France ou l’Italie, font aussi bien voire mieux en termes de tourisme… L’autre argument est que la monarchie bénéficierait d’une attention soi-disant positive aux Etats-Unis, en Europe et ailleurs dans le monde. Mais il est difficile de distinguer cette attention du spectacle organisé des célébrités issues du cinéma, de la télévision, du sport ou d’autres domaines tels que le monde de l’entreprise. De toutes façons, la fin du rôle constitutionnel de la monarchie que l’on a constaté dans d’autres pays n’a pas amoindri leur place dans le spectacle.

Les Socialistes et les Républicains doivent-ils se désespérer de cette histoire d’amour pérenne entre les classes populaires et la Monarchie ? Il n’y a que 27% des sondés qui soient favorables à l’abolition de la monarchie. Mais c’est une augmentation historique : selon un sondage récent effectué par l’institut YouGov à l’initiative de l’association Republic (antimonarchiste), 27% de la population soutient l’abolition de la monarchie, mais avec des scores beaucoup plus importants chez les jeunes (un rapport titré Jubilee Britain et produit par le « thinktank » British Future donne des résultats analogues). Cela constitue un saut significatif par rapport à ce qui était autrefois la norme, à savoir 15% de sondés hostiles à la monarchie.

Il faut faire la différence entre la popularité de la Reine et le respect pour la monarchie. Le Prince Charles recueille trois fois plus d’avis négatifs que la Reine. Cela laisse entrevoir un règne du Roi Charles moins populaire et une augmentation des opinions en faveur de la République. La montée du soutien aux indépendantistes en Ecosse et au Pays de Galles au cours des dernières décennies constitue également quelque chose qui érode le sentiment royaliste. La raison de la promotion enthousiaste par les médias du Prince William, plus populaire, et de la Firme royale elle-même est sans doute à chercher du côté des craintes que suscite la période à venir post-Elisabeth.

Pour les socialistes, quelle approche du problème de la monarchie ?

La vieille distinction entre revendications à court terme et revendications de long terme – ou entre tactique et stratégie – est ici tout à fait de mise. Dans les conditions difficiles actuelles, alors que la classe ouvrière souffre toujours des conséquences à long terme d’une série de défaites – dont la disparition du projet Corbyn – il serait complètement idiot d’ériger le républicanisme en revendication à brandir dans les luttes et les campagnes de masse. Même à l’apogée du corbynisme, cette question n’a jamais été réellement posée. Il aurait d’ailleurs été tout à fait possible d’avoir un gouvernement réformiste de gauche à côté de la monarchie.

A long terme, une stratégie pour le socialisme est une tout autre question. Comme cela a été souligné précédemment, le rôle idéologique et les responsabilités constitutionnelles de la Famille royale sont des obstacles à toute rupture radicale avec la domination capitaliste. Si l’on veut réellement construire une alternative socialiste, il faut affaiblir fondamentalement le rôle de la Famille royale dans la reproduction de l’unité nationale, une notion qui masque l’exploitation et la lutte de classe.

D’un autre côté, la conception social-libérale de la nation qui est celle du Parti travailliste est totalement alignée sur celle de la Famille royale. Cette semaine, dans une déclaration publiée par le Telegraph, le dirigeant du Parti travailliste Keir Starmer affirme : « notre devoir patriotique est de célébrer le Jubilé de platine la Reine ». Dans la conception qui est celle du Parti travailliste, les institutions et l’Etat demeurent fondamentalement les mêmes mais, grâce aux politiques travaillistes, s’y diffuseraient miraculeusement de meilleures valeurs de responsabilité, de progrès et de respect ; ou toutes autres banalités proposées par les conseillers de la direction travailliste.

Il n’y aura pas de rupture anticapitaliste du système sans un solide noyau de militants internationalistes et de dirigeants de masse qui comprennent la nature de classe de l’Etat. On ne peut pas repousser à des jours meilleurs la tâche de développer ce noyau, même si le nombre de gens de gauche qui sont aujourd’hui gagnés à cette perspective reste minoritaire.

On se demande souvent à quoi servent les petits groupes de la gauche radicale. En réalité, le Jubilé est une occasion où ils s’avèrent réellement pertinents. Comme d’autres groupes, le courant Anti-Capitalist Resistance va aujourd’hui parler ouvertement de la nécessité d’abolir la monarchie et expliquer son impact négatif sur la conscience ouvrière. Nous n’allons pas nous contenter d’articles sur notre site, mais aussi éditer des badges que les gens pourront porter afin de susciter le débat. Il y aura également des mèmes pour répandre le message sur les réseaux sociaux. Localement, il y aura quelques évènements festifs anti-Jubilé. L’arc d’unanimité peut être brisé. Même au sein du groupe des députés qui font campagne pour le socialisme, très peu mettront en avant ce message. Alors, ce week-end portez fièrement votre badge « Le Jubilé, une farce ! » ou « Abolissons la monarchie ! » et profitez bien du jour de congé supplémentaire. A la différence de la Famille royale, vous l’avez bien gagné !

Traduction : François Coustal