La Commission Mouvements sociaux et débats d’Ensemble a organisé 3 conférences sur le syndicalisme. La première, reproduite ci dessous, était introduite par Jean-Marie Pernot (salariat et syndicalisme) et la deuxième par Sophie Béroud (syndicalisme et politique : y a-t-il des limites à l’action syndicale ?) et la troisième par René Mouriaux (l’unité syndicale et ses obstacles hier et aujourd’hui (ici).
Le syndicalisme français n’est pas l’homme malade de l’Europe car le syndicalisme s’affaiblit ailleurs également mais il fait face à une amputation radicale de sa puissance d’agir.
Les conflits sociaux sont défensifs, éclatés, les identités professionnelles historiques sur lesquelles il prenait appui ont plus ou moins disparu ou sont en cours de recomposition. Les ressources politiques qui lui ont donné force dans le passé se sont globalement évanouies.
Dans ce paysage en ruine, comment déceler les leviers essentiels, les questions cardinales par quoi passerait un redressement toujours possible.
On fera ici quelques rappels avant de dire deux mots de la CGT, du séisme actuel qui va entrainer des conséquences de très grande portée.
1. Le taux de syndicalisation français est faible, autour de 8 %, et il ne bouge plus devant 20 ans, à peu près. Cette stabilité masque cependant des redéploiements : le recul de l’industrie et aussi dans les anciennes grandes entreprises publiques dans les effectifs syndiqués est un peu compensé par des implantations nouvelles, dans le commerce, les services, on le voit aujourd’hui avec le transport routier qui était un désert syndical absolu il y a 20 ans.
2. En taux de présence dans les entreprises, le syndicalisme français est en dixième position des pays de l’OCDE (dans les entreprises de plus de 50 salariés), il ne se distingue pas radicalement de ses voisins européens. Mais avec si peu d’adhérents, c’est une présence faible à laquelle il faut ajouter un haut niveau d’institutionnalisation dans les IRP. La critique des institutions doit être maniée avec précaution car le patronat a cherché à les réduire dans la négociation sur le dialogue social ; ce qui domine, c’est que ce type d’activité absorbe à peu près totalement l’activité des équipes syndicales. Les syndiqués aujourd’hui, ce sont en gros les élus et mandatés avec un peu de gens autour dans certains secteurs.
3. Présence, mais où ? Et quelle est la base sociale effective du mouvement syndical aujourd’hui ? Cela reste beaucoup de statutaires, services publics ou anciens service publics, fonctionnaires surtout de l’État et de la FP hospitalière, la territoriale (la fédération des services publics est aujourd’hui la première fédération en effectif de la CGT). Dans le privé, les syndicats sont plutôt dans les grandes entreprises donneur d’ordre. Il y a bien sûr une présence dans le commerce, certaines activités de service (notamment industriels, le nettoyage, etc. Mais tout cela est très faible.
La place des femmes est en cours, celle des jeunes reste à construire, à la fois parce que l’entrée dans l’emploi est tardive et surtout parce que les syndicats sont peu là où sont les jeunes travailleurs, en particulier dans les PME de la sous-traitance. L’encadrement est peu présent alors qu’il constitue une place croissante du salariat. Enfin, c’est un syndicalisme plutôt blanc, à part quelques secteurs comme le nettoyage, voire l’automobile (CGT). Dans la construction aussi et dans le bâtiment mais le syndicalisme est très faible.
Donc une faible représentativité sociologique, des équipes centrées sur les IRP et un système de négociation collective qui a fait des ravages en 30 ans. Pour faire vite, le système a évolué avec une décentralisation totale de la négociation collective dans l’entreprise qui a désarticulé les espaces de solidarité, notamment au niveau des branches. Il y a une sorte d’assignation du syndicalisme à l’entreprise devenue une trappe à syndicalisme, du moins pour un certain type de syndicalisme, interprofessionnel et visant à la solidarité entre les travailleurs. La concentration sur l’entreprise est une évolution mortifère pour un syndicalisme confédéré : peu de monde a l’air conscient de cela au sein du mouvement syndical français alors que c’est une donnée de base pour la plupart des syndicats d’Europe continentale.
En fait, dans les enquêtes statistiques ou les enquêtes de terrain, on peut voir deux types de situation : des équipes très absorbées par la négociation obligatoire qui passent leur temps en réunion, passent peu auprès des salariés et sont enkystés dans ce qu’un collègue a appelé le dialogue social managérial ; dans d’autres cas, des équipes qui font le boulot, qui ne se laissent pas trop débordées par l’institutionnel, qui parviennent à faire vivre des collectifs militants. Ils sont moins nombreux que les premiers : la caractéristique commune, c’est qu’ils n’ont pas plus d’adhérents les uns que les autres. On le corrobore dans les sondages : en gros les salariés apprécient qu’un syndicat existe pas loin d’eux, voire plusieurs pour pouvoir choisir au moment des élections le délégué le plus sympa ou celui capable de régler leur problème, et puis c’est tout. L’idée que le syndicalisme les représente, est leur chose, leur est devenue étrangère : un rapport d’extériorité s’est installé, on n’est plus dans la désyndicalisation mais dans l’a-syndicalisation structurelle.
Les causes de cette extériorité sont complexes, nombreuses, et elles interagissent entre elles au cours des cauchemardesques années 80. C’est là que le syndicalisme français décroche, en particulier vis-à-vis du groupe ouvrier qui n’a toujours pas retrouvé le chemin des syndicats (particularité française). C’est le processus de désaffiliation sociale et politique (déclin du PC, du vote ouvrier, etc.) qu’avait évoqué en son temps R. Castel : la classe ouvrière disparaît des radars ou n’y apparaît qu’en victime de la crise.
De la libération aux années 80, la syndicalisation a connu des phases de déclin et de renouveau bien sûr mais elle était supportée par de fortes attentes collectives et des mobilisations fortes du monde du travail sur les salaires, les conditions de travail, etc. Mais le syndicalisme était également supporté par les engagements politiques de la période, avec des organisations de jeunesses importantes (du monde communiste au monde chrétien) et des luttes contre le colonialisme ou la guerre du Vietnam qui ont socialisé de nombreuses cohortes de jeunes gens à l’action collective. Ces générations et, plus tard, celles des années 1968, ont trouvé dans l’action syndicale un prolongement « logique » et banalisé de ces autres formes d’engagement. Plutôt qu’un nouvel individualisme qui serait porté par la culture « jeunes », c’est plutôt dans les ruptures internes aux différents engagements qu’il faut trouver une cause de l’assèchement des vocations syndicales.
Alors pourquoi ?
La première réponse est que les syndicats ne sont pas organisés là où sont les jeunes ou plutôt là où ils entrent sur le marché du travail : être chez le donneur d’ordre et pas chez ses sous-traitants, c’est passer à côté des jeunes et surtout leur faire passer l’idée que le syndicalisme est l’affaire des « installés ». Plus grand monde n’est vraiment à l’abri aujourd’hui, c’est vrai, mais la représentation s’est créée : le syndicalisme c’est la chose des agents du public et de ceux des grandes entreprises, des CDI ayant un CE, pour faire vite.
Cette représentation est d’autant plus ancrée qu’elle n’est pas fausse.
Aller chercher ces jeunes et les autres, c’est redéployer l’implantation du syndicat : en 1936, la syndicalisation a correspondu à l’arrivée massive des non qualifiés dans le mouvement syndical, il s’agit du même enjeu avec les précaires et les salariés des PME aujourd’hui.
Cette nécessité n’est pas seulement liée à la syndicalisation mais à l’objet même du syndicalisme. Celui-ci en France ne se dit pas comme défenseur des travailleurs mais comme une représentation du monde du travail (CGT, CFDT) : longtemps le syndicat dans l’entreprise était ajusté au travailleur collectif, il était l’expression agissante d’une communauté partageant une tache, contribuant à la production d’un bien ou d’un service. Cette communauté a explosé, elle s’est re-disposée dans une chaîne de valeur autour et à l’intérieur de l’entreprise par des processus qui englobent l’externalisation des activités, l’extension de la sous-traitance (dont les délocalisations sont une des expressions). Au sein des entreprises opèrent des salariés de statuts différents (CDD, stagiaires, travailleurs en mission etc.), d’employeurs différents (intérimaire, autres entreprises) et même au sein des salariés effectifs de l’entreprise, les services sont mis en concurrence, organisés en centres de profits, ils passent entre eux des contrats ; l’aspect collaboratif du travail a subi l’assaut de la valeur actionnariale et a profondément dénaturé l’activité et le sens de l’activité pour les salariés. En d’autres termes, on dirait que le travail concret est chaque jour agressé par le travail abstrait, par le régime de la valeur du capitalisme contemporain. Si le syndicalisme ne s’attaque pas à ces questions, ou pas assez, il passera à coup sûr à côté de la reconstruction du lien avec les travailleurs et à côté de mobilisations unifiantes et anticapitalistes.
Certes, le syndicalisme tel qu’il est en satisfait plus d’un : scotché à l’entreprise, il rend des services, aux salariés là-où ils sont, aux employeurs car notre système de négociation collective a crée un véritable intérêt patronal à avoir un syndicat dans l’entreprise. C’est une nouveauté dont tous les patrons n’ont pas pris conscience, mais aujourd’hui, on peut faire beaucoup plus de flexibilité, on peut déroger à plein de choses, dès lors qu’on a un accord majoritaire, c’est-à-dire qu’on a un « bon » syndicat dans la maison.
J’évoquerai une dernière dimension qui est la division syndicale.
Il n’y a aucune illusion à se faire : les comparaisons internationales et toute l’histoire du mouvement syndical en France montrent que la division syndicale maintenue installe le syndicalisme dans une impuissance durable. Lorsqu’une organisation est hégémonique, elle peut avoir une puissance d’entrainement capable d’embarquer les autres mais ce n’est plus le cas. Les influences sont équilibrées : qu’il s’agisse d’implantations ou de vote, les syndicats se rapprochent les uns des autres en influence. Les élections de la FP sont un bon exemple: dans la FPE, 5 organisations se tiennent dans une fourchette de 4 points. Dans le privé, CGT et CFDT sont réputés représenter autour de 26-27 %, du moins si on se contente du décompte officiel qui enjolive un peu la réalité.
Sans unité syndicale, pas de mobilisation sociale, pas de rapport de forces. Il convient par exemple de prendre au sérieux le fait que les discours modérés et les compromis exagérés ne sont pas condamnés par les salariés, qu’ils correspondent à l’air du temps, c’est-à-dire à une certain pessimisme qu’alimente la sphère politique et l’absence de perspective crédible, sans parler de la montée des idées de l’extrême droite qui n’épargne pas de larges fractions du salariat; en prendre acte, ce n’est pas se rallier à ces idées et ces pratiques mais l’attitude de dénonciation est comme à l’habitude une réponse d’impuissance tendant à trouver l’explication de ses propres échecs chez les autres.
Par exemple, quelle est la traduction pratique du « syndicalisme rassemblé » ? La CGT doit se débatte dans une contradiction qui est que sans la CFDT dans nombre d’endroits et en particulier dans le secteur privé, elle ne peut rien faire, et qu’avec celle elle ne peut rien faire non plus. Comment sortir de ce dilemme et transformer une aporie en tension dialectique. Le moins qu’on puisse dire est que, sur ce plan, ni Lepaon ni son prédécesseur n’ont donné la moindre clé pour mettre en pratique la notion de syndicalisme rassemblé qui fait pourtant l’objet d’un débat dans la CGT.
Parlons donc de la CGT ; la crise qui l’affecte est dramatique, il faut la mettre en perspective.
Depuis 1992, il y a eu dilution du lien organique avec le parti, partielle mais réelle, encore qu’il faille périodiser plus finement et opérer les nuances qui conviennent selon les départements et les professions.
A la fin des années 90 et au cours des années 2000, la CGT s’adosse aux grandes mobilisations de la période et escompte son renforcement : l’objectif du million d’adhérent est lancé en 1999. Dix ans après, on en reste assez loin malgré les 10 ans de gouvernement de la droite et malgré les grands mouvements sociaux. Si ça ne marche pas, c’est que le problème vient d’ailleurs. D’autant que les militants ne se désintéressent plus (en tous cas pas tous) de l’impératif de la syndicalisation : des constats sont établis, le congrès de 2009 propose une démarche de transformations profondes pour réorganiser la CGT aux nouveaux périmètres du salariat. Modifier la carte des UL, modifier le périmètre des syndicats pour capter les salariés de la sous-traitance, reconstruire des territoires d’action collectives, modifier les champs des fédérations, adapter l’outil, etc. Des engagements sont pris dans le congrès et puis plus rien. Rien ou presque n’a bougé. Il se fait des choses intéressantes ici ou là mais la plupart des fédérations les ignorent quand elles ne les combattent pas.
Bref rien ne change : la syndicalisation repart en vrille, les tensions montent car les UD se font très critiques sur les fédérations qui ne bougent pas et refusent de reconnaître la dimension territoriale. La crise est là, elle enfle pendant le dernier mandat de Thibault. Là est le problème. Après interviennent tous les dérèglements d’une bureaucratie repliée sur ses arbitrages internes, sans tension avec le terrain et comme la CGT n’a pas l’habitude de réguler elle-même son organisation interne (avant le PC gérait sa politique des cadres), on a le chaos actuel ; une lutte pour le pouvoir assez nouvelle dans cette organisation où l’on découvre que les petits privilèges bureaucratiques provoquent des crispations ou attirent des vocations.
Cette crise génère une grande inquiétude. La CFDT est, elle-aussi, à la dérive pour d’autres raisons, beaucoup plus idéologiques et les deux syndicats se tiennent aux antipodes. Le moins qu’on puisse dire est que la période s’annonce mal et c’est bien regrettable car elle porte de lourds dangers on seulement pour la situation des travailleurs mais pour la démocratie. A d’autre moments de l’histoire, le mouvement syndical a été un recours pour la défense de celle-ci, il est peu à même de l’être aujourd’hui.
Jean Marie Pernot, le 21 janvier 2015.