Mercredi 24 novembre, Bernard Cazeneuve, s’est engagé à envoyer une circulaire aux préfets « pour que ces perquisitions se fassent, même si on est dans un état d’urgence, dans le respect du droit ».
Cet engagement du ministre de l’intérieur pourrait sembler surprenant : les préfets ont-ils besoin d’une circulaire particulière pour leur rappeler qu’ils doivent respecter la loi ? Doit-on penser qu’ils ont coutume d’outrepasser leurs droits ? Mais au delà de cet aspect comique, le sens de cette annonce est toutefois autre, et s’il vise à rassurer l’opinion publique sur le fait que l’état d’urgence n’est pas le contraire de l’état de droit, il masque une autre réalité : le fait que pour l’essentiel, les perquisitions administratives arbitraires sont désormais parfaitement légales. Les excès auxquels elles ont déjà donné lieu ne sont pas des violations de la loi mais de simples mises en œuvre par les préfets des pouvoirs que leur confère l’état d’urgence. Le problème des perquisitions administratives arbitraires, contrairement à ce que semble dire Bernard Cazeneuve, ce n’est pas leur illégalité. C’est au contraire leur légalité.
La déclaration de l’état d’urgence et le vote de sa prolongation par le Parlement ont suscité trop peu d’opposition, même si quelques voix se lèvent pour mettre en évidence ce que cette situation nouvelle comporte comme dangers pour le présent et pour l’avenir. Ne risque-t-on pas, au cours des trois prochains mois, de mettre en place des usages sur lesquels il sera difficile de revenir ? Et cela sans bénéfice réel pour la lutte contre le terrorisme ? Cet état d’urgence n’est-il pas en réalité l’expression d’un pouvoir faible et impuissant qui cherche à bomber le torse dans une fuite en avant sécuritaire, surprenant même la droite sur son propre terrain ?
Une émotion légitime de grande ampleur, une attente forte de réaction notamment en termes de sécurité publique, brouillent le contenu de la décision prise par le pouvoir. Et la gauche, qui n’a jamais donné de réponses qui lui soient propres sur ce terrain, semble n’avoir pour choix que de se retrouver sur celui de la droite réactionnaire, ou de n’avoir aucune réponse crédible à une situation extraordinaire.
L’annonce d’une prochaine introduction dans la constitution de dispositions permettant de créer un genre d’état d’urgence permanent – transformant en règle l’exception prévue par la loi – ne laisse donc pas d’inquiéter, d’autant que sont dans le même temps annoncées diverses mesures d’une gravité sans précédent, comme une modification du Code de la nationalité, permettant de déchoir de leur nationalité française, même acquise de naissance, des personnes binationales, créant ainsi une catégorie de sous-nationaux aux droits précaires.
La loi votée le 20 novembre a un double objectif : prolonger l’état d’urgence et modifier la loi de 1955.
Chacun de ces objectifs justifie notre opposition à cette loi, hélas votée à l’Assemblée par l’ensemble des député-e-s du Front de Gauche.
Sur la prolongation de l’état d’urgence
Il existe, hors tout état d’urgence, tout un arsenal de moyens donnés aux pouvoirs publics pour lutter contre le terrorisme, et l’état d’urgence n’en ajoute pas qui apparaissent nécessaires.
La législation anti-terroriste existante prévoit ainsi des mesures d’exception : durée allongée de garde à vue, perquisitions de nuit, techniques spéciales d’enquête… Tout cela va parfois plus loin que la loi de 1955 elle-même. La grande majorité des perquisitions administratives auraient ainsi été autorisées par la justice. Rappelons que l’enquête qui a abouti à l’assaut de St Denis a été menée suivant les procédures de droit commun, sans recours à des mesures que seul l’état d’urgence aurait rendues possibles. La Ligue des Droits de l’Homme et le Syndicat de la Magistrature, entre autres, ont montré de façon convaincante que l’état d’urgence n’apportait rien en lui-même à la nécessaire lutte contre les terroristes en contrepartie des atteintes aux libertés publiques et individuelles qu’il permet – et qui sont effectivement mises en œuvre.
Sur son contenu et sur les modifications qui ont renforcé son caractère d’exception
Le glissement principal, sur le fond est le passage de la notion précise « d’activité dangereuse pour la sécurité et l’ordre public », notion déjà vague et susceptible d’interprétations assez larges à celle plus vague encore, imprécise et subjective de « comportement qui constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public », ce qui permet à peu près tous les abus, étend l’éventail des personnes concernées et permet toutes les interprétations. C’est ainsi qu’on a vu en toute légalité procéder à des perquisitions administratives chez des maraîchers bio de Dordogne, à qui l’on reprochait explicitement de s’être mobilisés contre le projet de Notre Dame des Landes, ou assigner à résidence des militants pour la justice climatique. Et bien sûr, la porte est ouverte – et empruntée – à tous les amalgames à l’encontre de personnes musulmanes n’ayant rien à voir ni de près ni de loin avec le terrorisme. Les témoignages en ce sens se multiplient aujourd’hui, parfois relayés par la presse.
Sur le plan des libertés publiques, c’est le mouvement social dans son ensemble qui est visé par la mise en œuvre de l’état d’urgence : toute manifestation ou rassemblement revendicatif est frappé par une interdiction de caractère général sur l’ensemble du territoire. C’est en particulier le cas des grandes manifestations pour la justice climatique prévues fin novembre et début décembre.
Bernard Cazeneuve, parfaitement conscient de ce que la mise en œuvre de l’état d’urgence amènera la France à violer la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits Humains et des Libertés Fondamentales, a expressément informé le Conseil de l’Europe qu’elle s’apprêtait à y déroger, dans l’espoir de limiter les risques de condamnation de la France par la CECDH. Mais aux termes de la Convention, de telles dérogations ne sont légalement possibles que « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », ce dernier cas visant plus des situations de guerre civile que des menaces terroristes.
Le 28 novembre.
Laurent Lévy, Marie-Pierre Toubhans
Qu’est-ce que l’état d’urgence ?
Prévu par la loi de 1955, l’état d’urgence peut être déclaré « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, ou d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Ce régime d’exception, a été crée pour remédier à l’état de crise résultant de la guerre d’Algérie, sans avoir à recourir à « l’état de siège », qui transfère l’autorité civile aux militaires (et reconnaît l’état de guerre). Il faut le distinguer de l’article 16 de la Constitution, qui permet de donner les pleins pouvoirs au Président de la République. Il existe des mesures associées (des pouvoirs exceptionnels au ministre de l’Intérieur et aux préfets, sans obligation de motiver leurs décisions) et des mesures complémentaires (ordonner des perquisitions administratives à domicile de jour et de nuit, dans les zones visées, sans lien avec une infraction par exemple). L’état d’urgence, s’est appliqué en Algérie puis en France, de 1955 à 1962, en Nouvelle-Calédonie en 1985, et dans un certain nombre de quartiers populaires lors des émeutes de 2005.
Il est déclaré par décret en Conseil des ministres. Sa prolongation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. De telles prolongations se sont toujours faites dans des contextes houleux. En 2005, la gauche s’y était opposée, la jugeant disproportionnée et inadaptée (d’autant que les émeutes se finissaient). Parlementaires socialistes et communistes avaient voté contre. En 1985, l’UDF et le RPR avaient voté contre la loi de prolongation, exprimant leur opposition à la façon de régler le conflit en Nouvelle-Calédonie. Le Sénat avait rejeté le texte, obligeant l’Assemblée à une dernière lecture. Le Conseil constitutionnel, saisi par les parlementaires de droite avait validé cette loi de prolongation.
La principale caractéristique de l’état d’urgence est le dessaisissement de l’autorité judiciaire au profit de l’administration dans les opérations de police, ce qui autorise en particulier les perquisitions administratives.
Les modifications principales introduites par la loi de prolongation :
Information des assemblées
« Art. 4-1. – L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. »
L’assignation à résidence
– La notion « d’activité dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » est substituée à celle de « comportement [qui] constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics »
– Les personnes pourront être astreintes à demeurer dans des lieux d’habitation déterminés, pendant une plage horaire fixe, dans la limite de 12h consécutives par 24h.
– Elles pourront se voir astreintes à se présenter périodiquement, dans la limite de trois fois par jour et à remettre leurs titres d’identité en échange d’un récépissé.
– Une personne pourra également se voir interdire de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes nommément désignées. Cette interdiction peut être levée dès qu’elle n’est plus nécessaire, l’administration étant seule juge de cette « nécessité ».
– Une surveillance électronique mobile est également prévue (sur ordre du ministre de l’Intérieur, avec l’accord écrit de la personne en cause) « lorsque la personne assignée à résidence a été condamnée à une peine privative de liberté pour un crime qualifié d’acte de terrorisme ou pour un délit recevant la même qualification puni de dix ans d’emprisonnement et a fini l’exécution de sa peine depuis moins de huit ans ».
Nouvelle possibilité de dissoudre des associations en Conseil des Ministres
La loi crée un nouvel article pour dissoudre, par décret en conseil des ministres, les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités la facilitent ou y incitent, et qui comprennent des membres qui ont été assignés à résidence. C’est un élargissement des critères de dissolution d’associations. Ceci n’est pas directement lié à l’état d’urgence. Les effets de la dissolution se poursuivront après la fin de l’état d’urgence.
La simplification des recours
La loi de 1955 prévoyait la mise en place de commissions départementales de recours, commissions qui n’existent pas. La loi propose d’en rester aux recours en référé devant le tribunal administratif.
Le régime des perquisitions administratives
La loi prévoit :
– d’élargir la définition des lieux qui peuvent être perquisitionnés, en y incluant les véhicules ou les lieux publics ou privés qui ne sont pas des domiciles.
– que les perquisitions administratives dans les lieux affectés à l’exercice d’un mandat parlementaire ou de l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou journalistes ne seront plus possibles.
– une perquisition peut être organisée « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics. »
– le procureur de la République devra être informé sans délai (mais a posteriori) de la décision, ainsi que des lieux et moments. « La perquisition est conduite en présence d’un officier de police judiciaire territorialement compétent. Elle ne peut se dérouler qu’en présence de l’occupant ou, à défaut, de son représentant ou de 2 témoins. »
– il pourra être accédé aux systèmes informatiques des personnes mises en cause et aux données stockées dans ces systèmes, dès lors que ces données sont accessibles à partir du système initial. Ces données pourront être copiées sur tout support.
– la perquisition donnera lieu à l’établissement d’un compte-rendu communiqué sans délai au procureur de la République.
Internet
« Le ministre de l’intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie. »
La suppression de la censure
L’alinéa qui permettait la censure de la presse, radio, cinéma, livres et théâtre (mais ni Internet, ni la télé) est abrogé, malgré l’avis de certains parlementaires. Il n’avait été utilisé ni en 1985, ni en 2005, ni en 2015.
Le renforcement des peines prévues
Les peines prévues en 1955 pour violation des décisions prises en vertu de l’état d’urgence étaient de huit jours à deux mois. Elles passent à six mois, un an ou trois ans d’emprisonnement en fonction des cas.