Gauche Alternative – le journal d’ENSEMBLE!-Isère – a interrogé un militant de l’association Survie qui leur a fourni des éléments d’analyse utiles pour comprendre la situation au Sahel. Nous mettons en ligne cet entretien.
Survie contre la Françafrique
Entretien avec Guillaume de Survie réalisé par Mariano Bona. Octobre 2023
Nous avons demandé à notre ami Guillaume de Survie de nous présenter l’organisation où il milite et de nous donner quelques élement d’analyse de la situation au Sahel.
Peux-tu présenter Survie ?
Survie est une association qui a bientôt quarante ans, qui dispose d’environ mille membres et qui se mobilise contre la Françafrique, c’est-à-dire contre les mécanismes de domination française en Afrique qui ont succédé à la colonisation :
- domination militaire française à travers les bases, les interventions armées, les multiples guerres menées par la France, la coopération militaire.
- domination économique, avec la monnaie (Franc CFA), la mainmise très forte sur les matières premières comme le pétrole, l’uranium, le manganèse, mais aussi le poisson, le bois, la banane.
- Mise en place et maintien de régimes pro-français comme depuis 40 ans celui de Paul Biya au Cameroun.
Survie édite « Les dossiers noirs » (par exemple « Les ambassades de la Françafrique, l’héritage colonial de la diplomatie française »1https://survie.org/publications/les-dossiers-noirs/article/nouveau-dossier-noir-de-survie-les-ambassades-de-la-francafrique-l-heritage ), et le mensuel « Billets d’Afrique ».
Survie a vraiment démarré avec ce qui s’est passé au Rwanda ?
Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 a fait entre 800 000 et 1 million de victimes, massacrées dans des conditions atroces, pour la seule raison qu’elles étaient tutsies. Il s’est accompagné du massacre d’Hutus opposés à cette extermination.
Le président de Survie de l’époque, Jean Carbonare, avait averti dès 1993 des risques de génocide au Rwanda.
Aujourd’hui, nous savons très clairement que l’action de la France dans ce pays avant, pendant et après le génocide conduit à affirmer que la France s’est rendue coupable de complicité avec les génocidaires, selon la définition donnée par l’ONU2« L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda », par Raphaël Doridant, François Graner, 2020, éditions Agone https://agone.org/livres/letatfrancaisetlegenocidedestutsisaurwanda.
En 1998, François Xavier Verschave publie son livre « La Françafrique, le plus long scandale de la République »3« La Françafrique, le plus long scandale de la République», par François-Xavier Verschave, 1998, éditions Stock https://www.editions-stock.fr/livres/essais-documents/la-francafrique-9782234049482 qui est une des toutes premières analyses des mécanismes du néocolonialisme français.
Peux-tu me parler de Survie en Isère ?
Le groupe Survie en Isère, c’est à peu près 180 personnes, dont une dizaine au conseil d’administration. Cela nous permet de faire une activité mensuelle qui a lieu le deuxième mardi de chaque mois « Les Mardis contre la Françafrique », avec un moment d’actualité au début et après une thématique, que ça soit une thématique d’actualité, une thématique historique ou culturelle.
Le prochain « Mardi contre la Françafrique » aura lieu le 10 octobre à 19 h 30, salle du Petit Angle (1 rue Président Carnot à Grenoble), avec très probablement la présence de Bernard Christian Rekoula, militant gabonais qui lutte contre la corruption au Gabon. La prochaine mensuelle se tiendra le 14 novembre à 19 h 30.
Il arrive qu’on s’associe à d’autres groupes pour faire des activités : aller rencontrer le public, faire des tables de presse, organiser des concerts, participer à des manifestations organisés par d’autres…
Nous faisons aussi des balades décoloniales dans Grenoble en commentant les noms des plaques de rue lorsqu’il s’agit de personnes liées à l’histoire coloniale. Nous organisons aussi des présentations à plusieurs voix pour expliquer ce qu’est la Françafrique.
Survie 38 édite une newsletter. Pour s’abonner : [email protected]. Survie 38 est aussi sur le réseau social Instagram(@survie_isere).
Peux-tu nous donner ton point de vue sur ce qui s’est passé au Sahel ces derniers mois ?
Le point commun aux différents pays du Sahel, c’est d’être confrontés à des vagues de violence et de terrorisme. En 10 ans d’intervention française, la situation s’est globalement aggravée. Il faut être prudent dans l’analyse, car la situation doit être regardée pays par pays, en fonction de son histoire et de sa vie politique.
Au Niger, le président Mohamed Bazoum a été renversé, du 26 au 27 juillet, par le chef de la garde présidentielle, Abdourahamane Tiani. Il est intéressant de voir qu’il fait partie du sérail, il est mêlé à des affaires de corruption, etc. Les Nigériens le savent très bien, mais face aux menaces de la France, aux sanctions et aux menaces d’intervention militaire de la CEDEAO, la population s’est fortement mobilisée en réclamant le départ des militaires français et de l’ambassadeur français.
La politique agressive de la France a vraiment rangé bon nombre de militants anti-impérialistes et anti-corruption derrière le pouvoir actuel du Niger, même si A. Tiani est un dirigeant militaire corrompu qui dépense de l’argent sans compter.
Il y a la question de la présence des 1 500 militaires français stationnés au Niger. Une fois que le Mali a expulsé les militaires français, le Niger a accepté de les accueillir et il est devenu une clé de voûte du dispositif militaire français en Afrique. Ce sera donc un coup très dur pour la France si elle doit maintenant renoncer à sa présence militaire au Niger.
Il est à noter que les États-Unis, qui ont plus de 1 000 militaires sur place, surtout pour faire du renseignement, a réagi de façon beaucoup plus mesurée.
Pour ce qui est des élections, elles sont régulièrement contestées, car c’est aussi un des mécanismes de la Françafrique. Lorsque la France n’intervient pas pour installer ou maintenir un dictateur dans un pays africain, la France parraine des élections truquées.
Au moment où la France a fait le choix du tout nucléaire, elle l’a fait parce qu’elle savait qu’elle pouvait exploiter les mines du Niger et du Gabon. Au Niger, l’uranium est plus cher à exploiter que dans d’autres pays, car le minerai (le « yellow cake ») est moins dense qu’en Namibie ou au Kazakhstan. Mais l’État du Niger reçoit tellement peu d’argent pour cet uranium que même s’il est plus cher à exploiter, c’est quand même rentable pour Orano. L’uranium de là-bas a une autre importance pour la France, car il sert à des fins militaires, pour faire des ogives nucléaires.
Le Niger est un pays deux fois grand comme la France, avec vingt-cinq millions d’habitants. C’est un des trois pays les plus pauvres du monde en termes d’indice de développement humain, alors que son uranium est essentiel pour la production d’électricité de la France, 7ᵉ puissance mondiale !
L’uranium est véritablement pillé, et les populations locales vivent dans un véritable Tchernobyl. À Arlit – une ville de plus de cent mille habitants proche des mines d’uranium – l’eau, la terre, l’air sont contaminés, avec des répercussions catastrophiques sur la santé. Pendant très longtemps, il n’y a eu aucune protection. Quand on dit que le nucléaire, c’est une énergie propre, ce n’est pas du tout le cas là-bas. C’est un désastre écologique. Les gens meurent de cancer.
Quelles seraient les conséquences d’une intervention militaire au Niger ?
Les risques d’intervention semblent s’éloigner, mais il faut rester méfiant. S’il y avait une guerre, ce serait une catastrophe, il faudrait trente ans pour s’en remettre, cela peut même provoquer l’effondrement des États de la Région, avec la mise en place d’espèces de califats autoproclamés.
Les médias français parlent de la désinformation massive qui circule au Niger. Qu’en penses-tu ?
Je suis toujours étonné quand, en France, on parle de désinformation comme s’il n’y avait pas une désinformation massive venant de la France. Or, là-bas, les chaînes locales sont peu regardées. Ce qui compte, c’est RFI et France 24. La France est une source d’informations majeure. Par exemple, la campagne qu’elle mène sur le risque d’une RusseAfrique est complètement disproportionnée. Cela ne correspond pas à la réalité.
Il faut souligner qu’Orange a un poids énorme, car elle contrôle les réseaux téléphoniques et Internet. Les tarifs sont d’ailleurs très chers. On ne se rend pas compte de ce que payent les gens là-bas par rapport à ici. Ils paient beaucoup plus cher, avec des cartes prépayées.
Que devrait faire la France ?
La France doit retirer ses troupes. L’armée française doit quitter l’Afrique. L’ambassadeur de la France au Niger – Sylvain Itté – doit partir. Ce n’est pas n’importe quel ambassadeur, c’est vraiment l’ambassadeur d’Emmanuel Macron pour la Françafrique. Il s’est fait remarquer par ses déclarations très agressives.
La prise de position de la France vis-à-vis du Niger dénote par rapport à ce qu’a été sa réaction lorsque Déby a fait le coup d’État au Tchad ou vis-à-vis du Gabon. Pour ce qui est de la politique « d’aide » menée par la France, Survie a un slogan très parlant : « avant d’aider, il faut arrêter de nuire ».
Quelques mots sur le Gabon ?
Le Gabon, c’est un pays de deux millions trois cent mille habitants, avec énormément de richesses : du pétrole, du manganèse, des bois tropicaux très rares, du poisson. C’est un pays qui devrait être une sorte de Suisse. Or ce n’est pas du tout le cas.
Depuis 1967, la famille Bongo se partage le pouvoir. En 2009, son fils Ali prend le pouvoir. Les élections truquées provoquent des violences post-électorales (très fortes en 2016). En 1990, le Gabon connaît un mouvement social historique.
Pendant que l’armée française remet en selle Omar Bongo (opération Requin), François Mitterrand prononce le discours de la Baule sur la démocratisation en Afrique : « La France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté ; il y aura une aide normale de la France à l’égard des pays africains, mais il est évident que cette aide sera plus tiède envers ceux qui se comporteraient de façon autoritaire, et plus enthousiaste envers ceux qui franchiront, avec courage, ce pas vers la démocratisation… ».
Les chiffres officiels montrent que, de 1990 à la fin de la présidence Mitterrand, le premier bénéficiaire de l’aide publique au développement bilatérale française est la Côte d’Ivoire, où Houphouet-Boigny règne sans partage, suivi par le Cameroun de Paul Biya, qui a volé l’élection présidentielle et fait durement réprimer les mobilisations de l’opposition4https://survie.org/billets-d-afrique/2020/298-juin-2020/article/francois-mitterrand-le-mythe-de-la-baule.
Pour la France, le Gabon, c’est un des gros pays de la Françafrique. Ce qui est intéressant, c’est que Ali Bongo s’est fait renverser le 30 août par Le général Brice Oligui Nguema, chef de la garde présidentielle comme au Niger, mais qui a directement donné des gages à la France, comme l’annulation d’un projet de base navale chinoise. Du coup, pas de réactions, pas de pression, pas de déclarations agressives !
Il y a des générations qui n’ont connu que Bongo père et Bongo fils. Donc, c’est normal que les gens sortent dans les rues et soient contents. On verra ce qu’il adviendra par la suite.
Que dire de la Françafrique ? Est-ce toujours une réalité ?
La Françafrique est loin d’être morte, c’est un grand poncif de le dire. Quand un homme politique haut placé s’empresse de dire que la Françafrique n’existe plus, c’est qu’en réalité, elle bouge encore.
Les mécanismes de domination, y compris militaires, sont toujours là. Les interventions militaires ne sont jamais discutées au Parlement. C’est la force de la Vᵉ République : c’est décidé au sommet de l’État, par le président et l’État-major. Il n’y a pas de contrôle démocratique des opérations militaires.
Quel travail faites-vous par rapport à cette situation ?
On fait beaucoup un travail d’information et d’interpellation. Dans la société française, il y a très peu de débats sur la politique française en Afrique. Quand un pays est menacé d’un coup d’état par les États-Unis, il y a une forte mobilisation. Mais quand il s’agit de la France en Afrique, c’est beaucoup plus silencieux.
Le Cameroun, par exemple, a vécu une guerre effroyable de 1955 à 1971, (plus de 100 000 morts), sous la dictature de Ahmadou Ahidjo5« La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique (1948-1971)» par Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, 2016, éditions La découverte https://www.editionsladecouverte.fr/la_guerre_du_cameroun-9782707192141.
Qui le sait , à part une poignée de militants anticolonialistes ? Alors que tout le monde connaît le coup d’État au Chili. Cela doit nous interroger sur cette faiblesse de la critique envers la politique française en Afrique, y compris à gauche, alors qu’on a plus d’espoir de faire changer la politique française que de d’influer sur la politique américaine.
Au Cameroun, les militants progressistes ont été très férocement combattus, la coopération policière et militaire avec la France a formé l’appareil répressif du pouvoir camerounais aux méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle utilisées en d’Algérie : désinformation (attentats attribués aux autres), déplacement de populations, créer des milices de supplétifs, enlever et assassiner des militantes et militants…
Je pense qu’il y a un aveuglement qui vient de loin. Il faut remonter au « Code noir » rédigé en 1685 sous le règne de Louis XIV. Ce texte dit que les Noirs sont des biens meubles, c’est-à-dire la même chose qu’un objet comme une chaise. Cette déshumanisation des Noirs a eu des conséquences sur le long terme, d’autant qu’il n’y a pas vraiment eu de travail sur ce que fut l’esclavage au Parlement, dans les médias, ou à l’école.
La conséquence est que les populations d’Afrique sont sous-estimées, et on ne prend pas leur parole au sérieux (on les déclare victimes de manipulations, de comportements tribaux, etc.), alors qu’il y a une vie politique et sociale très forte en Afrique.
Cette difficulté à critiquer vient aussi de l’idée confuse que c’est l’Afrique qui permet à la France d’avoir un statut de grande puissance. C’est aussi le cas pour la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, la Guyane, etc.
Emmanuel Macron a été accueilli en Nouvelle-Calédonie par des avions de chasse français, c’est tout un symbole de puissance. La marine française est présente sur toutes les mers. Par exemple, des bateaux militaires français patrouillent en mer de Guinée, 24h/24 (opération Corymbe).
Il y a un très gros travail politique à faire pour faire prendre conscience de ce que fut la colonisation et ce qu’est encore la Françafrique6« L’empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique », par collectif (Thomas Borrell, Amzat Boukari Yabara, Benoit Collombat, Thomas Deltombe), 2021, éditions du Seuil https://www.seuil.com/ouvrage/l-empire-qui-ne-veut-pas-mourir-collectif/9782021464160, et prendre réellement en compte l’Afrique et ses évolutions.
Notes
- 1
- 2« L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda », par Raphaël Doridant, François Graner, 2020, éditions Agone https://agone.org/livres/letatfrancaisetlegenocidedestutsisaurwanda
- 3« La Françafrique, le plus long scandale de la République», par François-Xavier Verschave, 1998, éditions Stock https://www.editions-stock.fr/livres/essais-documents/la-francafrique-9782234049482
- 4
- 5« La guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique (1948-1971)» par Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, 2016, éditions La découverte https://www.editionsladecouverte.fr/la_guerre_du_cameroun-9782707192141
- 6« L’empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique », par collectif (Thomas Borrell, Amzat Boukari Yabara, Benoit Collombat, Thomas Deltombe), 2021, éditions du Seuil https://www.seuil.com/ouvrage/l-empire-qui-ne-veut-pas-mourir-collectif/9782021464160