Le récent livre de Naomi Klein (1) constitue un pavé d’arguments face aux tenants du capitalisme et du productivisme. La journaliste et activiste canadienne lève le voile sur la catastrophe climatique provoquée par le système dominant et appelle à la résistance. Nous présentons ci-dessous les éléments essentiels soulevés par cet ouvrage d’importance.
Si nous continuons à laisser les émissions de gaz à effet de serre augmenter d’année en année, le réchauffement planétaire va bouleverser notre monde. Néanmoins, cette crise pourrait paradoxalement devenir un catalyseur de changements bénéfiques et le meilleur argument pour mettre fin aux inégalités sociales et territoriales qui déchirent notre monde.
Les émissions mondiales augmentent si rapidement que, à moins d’un changement structurel radical de notre économie, l’objectif d’une limitation des hausses de température de 2 degrés par rapport à l’ère pré-industrielle est d’ors et déjà utopique. Or, nous disent les climatologues, « un réchauffement de 4° est incompatible avec toute représentation raisonnable d’une communauté mondiale organisée, équitable et civilisée. »
Alors pourquoi rien n’est fait pour prévenir ce désastre mondial ?
Si rien n’a encore été fait pour réduire les émissions, c’est parce que les politiques à mettre en œuvre sont incompatibles avec le capitalisme déréglementé. Les mesures qui permettraient d’éviter la catastrophe représentent une grave menace pour la minorité qui a la haute main sur l’économie, la sphère politique et les médias.
Notre dilemme est donc le suivant : soit nous laissons le bouleversement du climat transformer radicalement le monde, soit nous transformons radicalement l’économie pour éviter le bouleversement du climat.
Selon l’Agence Internationale de l’Energie, « la fenêtre permettant de respecter l’objectif des 2 degrés est sur le point de se fermer. En 2017, elle sera fermée pour de bon. »
Pour la droite climatosceptique des Etats-Unis, la seule voie possible est celle du fondamentalisme marchand dont le but est de libérer les entreprises dans tous les pays, processus parachevé par les accords de libre-échange et la création de l’OMC.
Les climatosceptiques savent très bien que l’économie mondiale repose sur la consommation de combustibles fossiles et que cette forte dépendance ne peut être rompue que par des interventions drastiques : interdiction des activités polluantes, octroi de subventions aux solutions écologiques, imposition d’amendes aux contrevenants, instauration de nouvelles taxes, mise en œuvre de grands programmes de travaux publics, renationalisation de sociétés privées, etc.
Les sociétés pétrolières jouissent du privilège d’utiliser l’atmosphère – un bien collectif – comme un vaste dépotoir gratuit, tout en recevant d’énormes subventions. Sur le plan des responsabilités, les émissions provenant du transport international de marchandises ne sont officiellement attribuables à aucun État, si bien que personne n’est tenu de les réduire ! De plus, les Etats ne sont comptables que des émissions générées sur leur territoire, et non de celles associées à la fabrication des produits qu’ils importent, lesquelles sont imputées aux pays exportateurs. Les pays riches peuvent alors prétendre que leurs émissions ont diminué, alors que celles qui sont inhérentes à leur consommation ont explosé depuis le début de l’ère du libre échange.
Il y a donc une causalité entre la course à une main d’œuvre bon marché bien disciplinée et l’augmentation des émissions de CO2. La déstabilisation du climat est le prix à payer pour ce capitalisme déréglementé et mondialisé.
Le protocole de Kyoto et la libéralisation du commerce et de l’investissement sont deux processus parallèles totalement inconciliables. Les négociateurs gouvernementaux ont veillé à ce que la mondialisation de l’économie ne soit pas entravée par les politiques climatiques.
Il est désormais prouvé qu’il est techniquement possible de passer aux énergies renouvelables, et ce sans délai. En 2009, Mark Z. Jacobson, professeur à l’université Stanford, ainsi que Mark A. Delucchi, chercheur à l’Institute of Transportation Studies de l’Université de Californie, ont élaboré un programme révolutionnaire détaillé exposant « la façon dont 100 % de l’énergie totale consommée dans le monde pourrait être fournie d’ici 2030 par des installations éoliennes, hydroélectriques ou solaires.  Ce virage est possible grâce à la technologie dont nous disposons déjà. » (…) Il « implique un changement d’envergure, une volonté semblable à celle qui a permis la réalisation du programme Apollo ou la construction du réseau national d’autoroutes. »
Néanmoins, cédant à l’idéologie implacable de l’austérité, nos gouvernements « fauchés » n’envisagent pas de financer « l’assouplissement quantitatif » nécessaire pour contrer la crise climatique comme ils l’ont fait pour remettre les banques à flots. Ils refusent d’aller chercher l’argent là où il se trouve, et les grandes sociétés pétrolières et gazières continuent à refiler le coût de leurs dégâts aux simples citoyens du monde entier.
Les vraies solutions à la crise du climat nous permettraient de bâtir un système économique plus stable et plus juste, qui renforcerait et transformerait la sphère publique, créerait de nombreux emplois, et mettrait un terme à la cupidité des milieux d’affaires. Les peuples devraient avoir le droit de décider démocratiquement du type d’économie dont ils ont besoin, les instances publiques gérant la transition au service du bien commun.
Nationaliser l’énergie n’est pas forcément la meilleure solution. Il serait plus judicieux d’instituer un nouveau type de service public décentralisé, géré démocratiquement par les collectivités qui l’utilisent, et qui prendrait la forme de coopératives ou de « biens communs »
Sur le plan climatique, il est clair que le nucléaire est une fausse solution : la construction de centrales demande beaucoup plus de temps et d’argent que la mise en place d’infrastructures utilisant les énergies renouvelables. De plus, ce n’est pas une énergie neutre en carbone car l’extraction, le transport et l’enrichissement de l’uranium, ainsi que la construction des centrales, exigent de grandes quantités de combustibles fossiles.
Quant aux méthodes « non conventionnelles » d’extraction des gaz et pétrole de schiste, elles sont terriblement polluantes : une étude de la Carbon Tracker Initiative montre que la combustion du pétrole, du gaz et du charbon que ces firmes revendiquent dans leurs bilans comptables émettrait 5 fois plus de CO2 que la quantité préconisée pour que l’objectif des 2 degrés puisse être respecté ! Affronter la crise du climat n’est donc tout simplement pas compatible avec la survie d’une des industries les plus rentables du monde.
La persistance du problème des émissions de GES s’explique parce que les conséquences de nos actes ne sont pas forcément très visibles, ce qui nous permet d’ignorer leur existence. Nous croyons pouvoir exploiter la nature sans nous soucier des poisons que nous introduisons dans la terre, l’eau et l’atmosphère. Cette exploitation inconsidérée des richesses naturelles, appelée « extractivisme », a connu un essor fulgurant à l’ère coloniale, car le rapport au monde comme territoire conquis, plutôt que comme terre natale, nourrit le mépris à son égard et la croyance qu’il y aura toujours d’autres endroits à piller.
Avec l’invention de la machine à vapeur (1776), l’essor de l’industrie anglaise, notamment textile, s’est fondée sur l’exploitation du charbon en territoire britannique et sur l’esclavage pratiqué dans les colonies. Pendant plus de 200 ans, on a pu nourrir l’illusion que, grâce à la production d’énergie fossile, il n’était plus nécessaire de s’adapter aux aléas de la nature. Mais les combustibles fossiles qui alimentent le système capitaliste détruisent la vie, que ce soit dans les sites d’extraction, dans les océans ou dans l’atmosphère où sont relâchés leurs résidus. La capacité de la Terre à absorber nos déchets est saturée.
Les environnementalistes associés au monde de l’entreprise ont tendance à défendre les solutions les moins contraignantes et les plus payantes pour les grands émetteurs de GES. Au lieu de se battre pour l’adoption d’une réglementation stricte favorisant le passage aux énergies renouvelables, ils persistent à proposer des mesures complexes inspirées du marché. Ils font la promotion des échanges de crédits-carbone tout en préconisant le recours au gaz naturel et le développement du nucléaire.
C’est au moment des négociations du protocole de Kyoto que s’est amorcé le commerce de la pollution. Au lieu d’obliger les pays industrialisés à réduire leurs émissions de GES, le nouveau système prévoit des permis d’émission qui peuvent être ou employés ou vendus, et ce marché mondial du carbone a instauré une sorte de loi de la jungle générant de lucratifs crédits-carbone. Une fois engloutie par ce système, une forêt luxuriante devient en réalité le prolongement d’une centrale électrique polluante située à l’autre bout de la planète, toutes deux reliées par d’invisibles transactions financières.
En 2006, le fondateur du groupe Virgin, Richard Branson, s’est soi-disant converti à la lutte contre le réchauffement planétaire, se proposant d’affecter les profits tirés d’activités contribuant au réchauffement planétaire à la transition vers les énergies renouvelables. Et il a créé le « Virgin Earth Challenge », un concours doté d’un prix de 25 millions de dollars, dont le vainqueur sera l’inventeur qui trouvera comment retirer un milliard de tonnes de carbone par an de l’atmosphère « sans effets secondaires néfastes ». Michael Blomberg, Bill Gates ont eux aussi soutenu la recherche de technologies miracles. L’idée est de résoudre la crise du climat sans rien changer à nos modes de vie.
Mais ces milliardaires tiennent ce genre de discours tout en s’opposant systématiquement à l’adoption de mesures concrètes, et leurs velléités médiatiques n’ont abouti à rien.
Devant l’incapacité des États à respecter leurs objectifs de réduction des émissions de GES, certains prônent la nécessité d’échafauder un plan B faisant appel à la technologie, dont le but serait d’atténuer le rayonnement solaire.
La méthode qui retient le plus l’attention consiste à pulvériser des particules de souffre dans la stratosphère, reproduisant ainsi artificiellement l’action naturelle des volcans. Elle devrait entraîner l’apparition d’un brouillard permanent autour de la planète, faisant du ciel bleu un souvenir. Régler un problème causé par la pollution de l’atmosphère en répandant une autre pollution dans la stratosphère pourrait avoir de terribles conséquences, car notre biosphère est un « système adaptatif auto-organisé complexe » dont le comportement demeure imprévisible. Et les partisans de cette méthode se montrent évasifs sur l’hétérogénéité spatiale de ses effets (mousson déréglée, diminution des précipitations et des ressources en eau douce, etc.).
Cette fuite en avant de la géo-ingénierie devrait mettre en évidence l’urgence d’adopter un véritable plan A fondé sur la réduction des émissions de GES, quelles qu’en soient les conséquences économiques. Le fait de renoncer collectivement à cette option (comme nous le faisons actuellement) est une décision infiniment risquée que nos enfants pourraient considérer comme l’acte le plus immoral jamais commis par l’humanité.
Les groupes qui résistent à l’extractivisme à haut risque sont en train de tisser un réseau mondial bien enraciné et diversifié. Des luttes sont menées partout, notamment par les femmes qui sont souvent au premier plan : en Grèce, en Roumanie, au Canada, en Angleterre, dans l’Arctique, en Mongolie intérieure (Chine), en Australie, etc. Au Canada et aux États-Unis, une impressionnante levée de boucliers (désobéissance civile, grandes manifestations) se dresse contre tout projet lié aux sables bitumeux d’Alberta et contre les oléoducs Keystone XL de TransCanada, et Northern Gateway de Enbridge.
Au Nigéria, les sociétés pétrolières ont pompé des centaines de milliards de dollars de brut en traitant systématiquement son territoire, ses cours d’eau et sa population avec un mépris évident. Au début des années 90, les Ogonis ont remporté une grande victoire contre Shell. Des milliers d’habitants du delta ont été torturés ou assassinés par l’Etat nigérian qui tire 80% de ses revenus des redevances sur le pétrole, mais les habitants n’ont pourtant pas baissé les bras et sont parvenus à imposer la fermeture d’une vingtaine d’installations.
Le fonctionnement d’une économie fondée sur des sources d’énergie dont l’extraction et le raffinage sont polluants a toujours exigé la désignation de zones où vivent des populations sacrifiées. Ce pillage n’était autrefois infligé qu’aux contrées non européennes, mais les conquistadors d’aujourd’hui ne s’embarrassent pas de scrupules. Plus de 15 millions d’Américains vivent à moins de deux kilomètres d’un puits de fracturation hydraulique.
Le mouvement anti-extractiviste se bat aussi pour la préservation de l’eau, car non seulement ces technologies peuvent contaminer les nappes phréatiques, mais elles requièrent d’énormes quantités d’eau. En 2012 aux États-Unis, l’industrie a produit plus de 1000 milliards de litres de ces eaux résiduaires.
A ce jour, des victoires déterminantes ont été remportées. Dans des dizaines de villages, villes et régions, des militants ont obtenu l’interdiction de la fracturation hydraulique (ou un moratoire). La France est devenue en 2011 le premier pays à l’interdire sur son territoire. En Inde, les mouvements d’opposition aux combustibles fossiles se multiplient. En Chine, avec la pollution atmosphérique des villes, de grands mouvements de protestation s’opposent à la construction de nouvelles centrales à charbon.
Une autre stratégie de plus en plus répandue consiste à inviter les institutions d’intérêt public (universités, municipalités, etc.) à se départir des actions qu’elles détiennent dans l’industrie des combustibles fossiles. Lancée aux États-Unis, la vague s’est répandue au Canada, en Australie, aux Pays-Bas, en Grande Bretagne.
L’industrie des combustibles fossiles a riposté par les accords de libre-échange offrant aux multinationales un fondement juridique pour contester toute tentative de la part d’un État de limiter l’exploitation des combustibles fossiles. Néanmoins la portée de ces accords truffés de zones d’ombres se limite à celle que les gouvernements veulent bien leur donner.
Au Canada et aux États-Unis, l’affirmation de leurs droits territoriaux par les Autochtones indiens constitue un obstacle de taille pour les industries de l’extraction, et de nombreuses luttes ont été menées et gagnées. En janvier 2014, par exemple, une coalition de tribus d’Alaska unie à plusieurs groupes environnementalistes, a remporté une importante victoire juridique contre les activités de forage en Arctique de Shell, qui a annoncé suspendre indéfiniment ses projets. De même, en Australie, en Amazonie, etc. En Amérique du sud, la constitution bolivienne de 2009 stipule que le gouvernement est tenu de consulter les peuples autochtones « préalablement à toute exploitation de ressources naturelles non renouvelables sur les territoires qu’ils occupent. »
De plus en plus de citoyens non autochtones commencent à comprendre que les droits des premières nations sont un bon outil pour éviter le chaos climatique. Ces coalitions anti-extractivistes ouvrent ainsi la voie à une réconciliation historique entre populations autochtones et non autochtones qui peuvent devenir une véritable armée citoyenne. Elles concernent aussi les relations entre Nord post-industriel et le Sud en émergence.
Les défenseurs des combustibles fossiles et du nucléaire considèrent que les énergies renouvelables ne sont pas « fiables » car elles nécessitent de prêter attention à des facteurs comme l’endroit où l’on vit, la durée d’ensoleillement, la force des vents ou le débit des rivières. En fait, les énergies renouvelables sont beaucoup plus fiables que les centrales thermiques qui requièrent un apport continu de combustibles fossiles pour ne pas tomber en panne. Pour les installations alimentées par des sources renouvelables, une fois l’investissement initial effectué, la nature fournit gratuitement la matière première.
L’essentiel de la capacité de l’atmosphère à absorber le CO2 sans conséquence grave a été utilisé par les pays riches avant même que les pays en développement n’aient eu la chance de s’industrialiser. Si nos gouvernements ne souhaitent pas que les pays pauvres se sortent de la pauvreté par des moyens aussi polluants que ceux auxquels ils ont eux-mêmes eu recours, ils ont la responsabilité d’aider ces nations à payer l’addition, en trouvant un système efficace fondé sur le remboursement par les pays riches de leur dette climatique.
Les gouvernements d’Afrique et des Caraïbes ont par ailleurs réclamé des réparations pour les préjudices causés par l’esclavage transatlantique. Les pays riches font la sourde oreille, alors que les revenus de l’esclavage ont directement financé l’industrialisation européenne, elle-même liée au dérèglement climatique.
Par ailleurs, le fait d’avoir été traité injustement ne donne pas à un pays le droit de commettre le même crime. La juste part de chaque pays dans la réduction des émissions devrait être déterminée selon deux critères : sa responsabilité historique dans les émissions cumulatives et sa capacité de payer, qui est fonction de son développement.
Partout sur la planète, déversements et rejets mettent en péril la vie embryonnaire et larvaire sans qu’on s’en aperçoive, notamment dans l’eau où agonisent d’innombrables formes de vie. Sur le plan humain, plus des trois quarts des substances chimiques produites aux États-Unis n’ont jamais été soumises à une évaluation de leurs effets sur le fœtus ou sur l’enfant.
Il est clair que la société occidentale ne protège et ne valorise pas la fertilité. Quant aux méthodes de l’agriculture industrielle, elles détruisent la fertilité du sol et contaminent l’eau des rivières, des lacs et des océans. Notre modèle extractiviste transforme la planète en dépotoir.
Ce sont surtout les peuples autochtones qui ont protégé la vie contre les assauts du colonialisme et du capitalisme mondialisé. La Bolivie et l’Équateur ont même inclus les « droits de la Terre Mère » dans leur législation nationale, créant ainsi de puissants outils juridiques pour faire triompher le droit des écosystèmes à exister et se régénérer.
Nous sommes actuellement dans la « décennie zéro », la brève période dont nous disposons encore pour faire face à la crise du climat et prendre au plus tôt des mesures efficaces à l’échelle planétaire, en contraignant les multinationales à renoncer à l’exploitation des combustibles fossiles.
La lutte contre le changement climatique n’a pas besoin d’un nouveau mouvement : il lui faut provoquer la grande impulsion qui poussera les mouvements existants à se rassembler pour relever ensemble cet énorme défi. Et n’oublions pas ! Ce que les remontées de résistance d’une société animée par une volonté de changement ont de plus frappant, c’est qu’elles surviennent souvent au moment où l’on s’y attend le moins …
Nikou Tridon
(1) Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, de Naomi Klein, traduit de l’anglais (Canada) par Nicolas Calve et Geneviève Boulanger, coéd. Actes Sud/Lux, 640 p., 24,80 €