Ukraine une guerre de libération nationale. Aspects militaires et politiques
Ces contributions, revues et augmentées, ont servi d’introduction à un débat sur l’Ukraine au Collectif national d’ENSEMBLE! des 1er et 2 avril. Deux parties : 1re partie « Retour sur un an de guerre d’agression » et 2e partie « Controverses à gauche et solidarité ». Ces textes ont été élaborés et présentés par Stefan BEKIER et Jean-Paul BRUCKERT (membres de la Commission Internationale d’ENSEMBLE!).
Partie 1. Retour sur un an de guerre d’agression en Ukraine
1. Échecs et succès relatifs de l’agression russe
◦ Les raisons internes de l’échec initial
L’objectif initial était de prendre Kiev et d’installer un gouvernement fantoche. Mais cette sorte de « guerre éclair » a accumulé les fautes : dispersion des forces au lieu de concentration, carences logistiques, méconnaissance du combat interarmes. L’échec oblige Poutine, sous couvert de revenir à ses objectifs, à se concentrer sur la conquête du Donbass. S’ouvre alors une nouvelle phase de la guerre.
◦ Une guerre d’usure
En mars, l’armée russe occupe déjà une grande partie du Sud (oblasts de Kherson et de Zaporijia). Pour ce qui est du Donbass, outre le martyre de Marioupol (février-mai 2022), les batailles les plus importantes ont lieu à Sievierodonestk et Lyssytchansk (prises toutes deux en juin et juillet 2022) au prix de batailles d’attrition (usure) très coûteuses en vies humaines. Avec, en parallèle, une campagne de terreur du fait de bombardements massifs frappant indistinctement installations électriques et immeubles d’habitation. La guerre prenait dès lors une allure – front contre front – rappelant le premier conflit mondial.
La presse se faisait récemment l’écho d’une offensive généralisée de l’armée russe. Mais à tort car l’armée russe est, pour l’heure, incapable de lancer une telle offensive. En réalité, si elle attaque tout au long du front, c’est pour fixer l’armée ukrainienne et écarter le risque d’une contre-offensive, tout en plaçant des réserves là où elle suppose qu’elle sera lancée. À Bakhmout, se joue par ailleurs une tout autre partie. Même si la résistance ukrainienne, qui a pour but d’user l’ennemi (mais à quel prix !), fait débat entre politiques et militaires ukrainiens, il reste que Prigogine et les soudards du groupe Wagner – qui cherchent, en vain pour l’instant, une victoire de prestige – ont échoué. Un échec qui prend place dans une faillite plus générale.
◦ Ce que révèle l’échec
L’analyse de cette première année de guerre de la « 2e armée du monde » aboutit à relever ses nombreux dysfonctionnements. Un commandement défaillant et une armée fractionnée entre armée privée (Wagner), autres milices (Kadyrov) et l’armée régulière. Sans parler du choc des intérêts qui donnent à penser que, derrière la verticalité du pouvoir, s’affrontent de manière feutrée des ambitions.
Par ailleurs, apparaissent nombre de caractéristiques négatives. Absence d’un corps de sous-officiers (colonne vertébrale de toute armée). Problèmes de motivation de soldats par ailleurs mal équipés (du fait de la corruption qui se traduit par une évaporation considérable, d’où leurs manifestations). Problèmes de mobilisation (fuite à l’étranger de centaines de milliers de mobilisables). Recours aux peuples non russes (Komis, Daghestanais ou Bouriates) pour qui l’armée est synonyme d’ascension sociale. Formation trop rapide des mobilisés jetés en première ligne au prix de pertes ahurissantes. Les soldats, livrés à eux-mêmes et intoxiqués par une propagande présentant les Ukrainiens comme des nazis, pillent, tuent (crimes de guerre à Butcha ou Izioum pour ne citer que ces exemples) et torturent dans les régions occupées.
Sur le plan matériel, il est clair, pour l’heure, que les Russes manquent de blindés car les pertes ont été énormes. Près de 2 000 chars et autant de blindés ont été perdus par les Russes. Si bien qu’ils sont aujourd’hui contraints de sortir de leurs réserves des chars, les T 54 et T 55 qui, comme leur numéro l’indique, datent de l’après Seconde Guerre mondiale. Même chose pour les missiles. D’où – aveu de faiblesse – le recours une fois de plus à la rhétorique de la menace nucléaire.
2. Les clés de la résistance de l’armée ukrainienne
◦ Un peuple mobilisé dans une lutte de libération nationale
Contrairement à la propagande poutinienne niant l’existence d’une nation ukrainienne, le sentiment national ukrainien était fort. S’il s’était déjà renforcé depuis 2014 et la révolution démocratique de l’Euromaïdan (novembre 2013- février 2014) puis l’occupation de la Crimée par la Russie et son ingérence armée dans le Donbass, il gagne en intensité avec l’invasion.
Au nom d’un sentiment patriotique frisant l’unanimité, se déroule alors une sorte de « levée en masse » pour la libération du pays. Après avoir évacué en Pologne femmes et enfants, les hommes rentraient pour libérer leur pays. Mais, à l’intérieur, les femmes n’étaient pas en reste. Une lutte de libération nationale, telle est donc bien la clé de compréhension de cette résistance. Or, et les militaires y insistent, le premier facteur du bon comportement d’une armée est le moral.
◦ L’inventivité des Ukrainiens
Avec une dose impressionnante d’auto-organisation, les Ukrainiens affrontent les Russes en faisant preuve d’initiatives qui forcent l’admiration : attaques, montés sur des quads, sur les flancs de la colonne de blindés menaçant Kyiv ; bricolage pour que les missiles américains puissent être lancés par des Mig 29 ; utilisation d’applications civiles sur smartphone à des fins militaires ; adaptation de drones civils, etc., etc. En ce qui concerne le matériel occidental – chars, missiles anti-aériens – le leitmotiv des formateurs est « ils apprennent vite » ! Cet esprit d’innovation trouve à la fois sa source et son débouché dans la grande initiative qui, à la différence de l’armée russe, est laissée aux échelons inférieurs de la chaîne de commandement.
◦ Les contre-offensives ukrainiennes
Non sans lien avec ce qui précède les Ukrainiens parviennent, en deux temps, à libérer une partie importante du territoire occupé. C’est d’abord le cas de la région comprise entre Kharkiv et le Donbass. Après avoir fait croire à l’ennemi, par toute une série de manœuvres destinées à le tromper, qu’ils allaient attaquer la rive droite du Dniepr, ils lancent finalement une offensive éclair dans la région de Kharkiv (septembre 2022). En quelques jours, ils ont fait subir une véritable débâcle à l’armée russe.
Tout autres sont les modalités de la libération de l’oblast de Kherson (oct.-nov. 2022). Devant la poussée régulière de l’armée ukrainienne et le pilonnage de ses centres de commandement situés sur la rive gauche, l’état-major de l’armée russe décide en effet d’évacuer la rive droite du Dniepr. Après huit mois d’occupation, Kherson est libérée le 11 novembre. Au total, l’armée ukrainienne aura, en trois mois, libéré une portion importante de son territoire.
◦ En attendant une contre-offensive décisive
Désormais, l’attention se porte sur la contre-offensive que préparent les Ukrainiens. Elle est destinée à repousser les Russes des dernières régions encore occupées (Crimée, Sud de l’oblast de Kherson et de celui de Zaporijia, Est de l’oblast de Donestk et totalité de l’oblast de Louhansk, soit 18% du territoire). Pour réussir, elle doit cependant réunir un certain nombre de conditions : constitution de stocks de munitions, acquisition d’équipements pouvant faire la différence (chars modernes, artillerie à longue portée, munitions, aviation), toutes conditions qui impliquent une aide occidentale accrue.
3. Une implication occidentale de plus en plus marquée
◦ Un rôle clé dans la période de défensive
Même s’il faut insister sur la détermination ukrainienne dans la défaite russe devant Kyiv, l’aide occidentale en missiles antichars – notamment les Javelin – n’avait pas été étrangère à ce recul des envahisseurs. Dans la période suivante, les canons Caesar et surtout les Himars – lesquels ont permis de frapper, très en arrière des lignes ennemies, les centres de commandement et les dépôts logistiques – ont joué, en isolant les troupes situées au Nord du fleuve, un rôle crucial dans le retrait russe de la rive droite du Dniepr. Mais la question qui se pose désormais est celle du rôle que les équipements occidentaux pourraient jouer dans la contre-offensive ukrainienne.
◦ Les armes occidentales sont-elles indispensables ?
L’histoire des livraisons d’armes sous forme de dons ou de vente est une histoire d’hésitations permanentes de la part des Occidentaux : armes défensives ou armes offensives ? armes pouvant servir de prétexte à une escalade ? armes indispensables ou pas ? Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux atermoiements – « non, peut-être, on n’écarte rien, pourquoi pas, mais toi d’abord… » – qui ont précédé la livraison de chars modernes à l’Ukraine. Nul doute que le même scénario prévaudra pour les avions. Encore que des Mig 29 occidentaux aient pu être récemment livrés.
Le double contexte de cette contre-offensive, d’une part prendre les Russes de vitesse avant qu’une nouvelle mobilisation accroisse leur supériorité numérique, d’autre part compenser le nombre par une supériorité technologique que seuls Américains et Européens peuvent fournir. D’où les livraisons tant attendues de ces chars (Abrams, Léopard 2 ou Challengers), mais en trop petites quantités pour l’instant. Tout aussi indispensables sont, compte tenu de la consommation ahurissante d’obus, les livraisons de munitions.
Au total, impliquant davantage encore, les pays occidentaux ces faits ne sont pas étrangers à ce qui semble bien constituer une bascule dans la guerre.
◦ Une bascule dans la guerre ?
Le premier trait de cette évolution, dans un conflit « mondialisé » menaçant d’être une guerre longue, est que les pays occidentaux sont de plus en plus engagés. Du fait de la lassitude des opinions mais aussi en raison de présupposés idéologiques antérieurs, se renforcent les voix qui mettaient en avant l’idée de négociations et l’urgence d’un cessez-le-feu. Sans voir que cela signifierait, en dehors d’un retrait des forces russes, entériner l’amputation de l’Ukraine ? D’autres voix – mezza voce – font entendre que la Crimée serait un cas spécifique. D’où des difficultés accrues pour les soutiens de l’Ukraine.
Mais cette implication a aussi comme conséquence une réorientation des économies vers les productions militaires sans pour autant que nous soyons vraiment dans des « économies de guerre car les contraintes y sont autrement sévères. Ce dernier trait place les pacifistes que nous sommes dans une redoutable contradiction. Entre notre hostilité par principe à tout ce qui peut conduire à la guerre et notre tradition de fidélité au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de soutien aux luttes de libération nationale, nous faisons le choix du soutien à la résistance d’un peuple qui dans une guerre qui est une guerre de libération nationale, a besoin d’armes que seuls les Occidentaux sont à même de lui fournir.
Jean-Paul BRUCKERT (membre de la Commission Internationale d’ENSEMBLE!).
2 avril 2023
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