Nous sommes donc invités à remplir le « pot-au-feu » des luttes et du sens des luttes, pour le 5 mai à Paris, « La fête à Macron ». Il faut faire descendre ce président de sa pyramide ou de son « piédestal » comme le dit Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.
Mais nous sommes invités par qui ? Bien sûr par François Ruffin, le député France Insoumise et son équipe du journal Fakir, co-fondateur de Nuit Debout, avec Frédéric Lordon (économiste), qui ont lancé l’évènement le 4 mai à la Bourse du travail de Paris. Mais aussi par les syndicalistes présents ce jour-là : de la CGT cheminote (gare de Lyon), de SUD Rail, de SUD PTT 92, des journalistes CGT, des personnels des hôpitaux, des EHPAD, de la syndicaliste Carrefour à Livry Gargan, de la gréviste membre de la CNT-SO victorieuse de Holliday Inn, des chauffeurs Uber très révoltés, de la porte-parole Greenpeace qui alerte sur les mauvaises suites des Etats-Généraux de l’alimentation, de Jolie Môme, des précaires et chômeurs, de la Fanfare Invisible et par la suite du Syndicat de la magistrature, des syndicaliste CGT des bureaux d’études, de militant-es d’Attac, des « nuitdeboutistes » qui cherchent une autre forme d’action que celle de 2016.  Et encore plein d’autres sources d’énergie militante et citoyenne que les grèves (cheminots, fonction publique, étudiant-es, professeurs, hospitaliers, personnel aérien…) rassemblent, encouragent, propagent contre Macron, ce « casseur professionnel » des droits sociaux que l’année 2017 a mis à l’Elysée.
Viser Macron, viser le pouvoir
La manifestation nationale du 5 mai sera donc une autre date relai parmi toutes les initiatives : journée interprofessionnelle du 19 avril (CGT, Solidaires), cortèges fréquents unissant cheminots et étudiants, occupations des facultés, grèves des fonctionnaires des finances (Solidaires, CGT, FO) poussant à la reconductible, etc.
Dans toutes les grandes luttes, l’action un week-end vient souvent en débat, de même qu’une manifestation à Paris. Ce fut le cas le 9 avril 2016 (un samedi) puis lors de la grande grève et manifestation à Paris du 14 juin 2016. En 2015, une grève nationale avec manifestation à Paris (CGT, FO et Solidaires) avait eu lieu en avril. Deux objectifs s’entremêlent ou se complètent : mobiliser le samedi ou le dimanche celles et ceux qui soutiennent mais ne peuvent pas faire grève dans la semaine, et cibler Paris comme centre du pouvoir politique.
Dès avant la journée du 22 mars (cheminots et fonction publique), des collectifs citoyens, des comités d’usagers, ont commencé à fleurir dans les villes, les quartiers : nous en recensons une bonne trentaine dans lesquels des militant-es d’Ensemble sont impliqués. Mais il y en a d’autres.  Le Comité de pilotage du 5 mai, structure pluraliste associant les partis politiques et mise en place par l’équipe Fakir, comptabilisait 70 « Comités du 5 mai » le mardi 17 avril. Toutes ces structures rassemblent des syndicats, des associations, des partis politiques, des personnes désireuses d’agir, venant de tous côtés. Elles choisissent leur appellation ou parfois n’en ont pas. Certaines organisent des débats publics, alimentent la « caisse de grève » (https://www.leetchi.com/fr/Cagnotte/31978353/a8a95db7) lancée par les intellectuels et artistes et qui approche les 900 000 euros.  Ces initiatives multiples enracinées dans les villes et régions ont aussi besoin de discuter comment elles peuvent faire force commune, pour peser sur le rapport des forces national. L’idée d’une date commune qui fédère ces énergies est donc naturelle. Certaines ont d’emblée pris position pour le 5 mai et d’autres pas encore, parce que les syndicats hésitent sur le plan national.
Précautions syndicales
L’hésitation syndicale, du moins pour les structures nationales, provient de plusieurs raisons. La confédération CGT par exemple, par la bouche de son secrétaire général, estime « normal » de mobiliser les personnes qui se situent en soutien aux grèves sans pouvoir y participer. Mais elle est sans doute aussi soucieuse de maintenir l’unité syndicale nationale (SNCF, fonction publique) ou de la construire (1er mai 2018, mais cela n’a pas abouti), ce qui limite ses capacités d’engagements pour des actions hors du champ syndical strict. D’où cette phrase de Martinez, qui a déçu : nous n’appelons pas au 5 mai. Il semble que l’attitude de l’Union syndicale Solidaires soit assez voisine.
D’autres débats, on le sait, interfèrent : faut-il accepter d’agir avec les partis politiques ? Les syndicats sont soucieux de ne pas donner l’impression d’obéir à des initiatives marquées politiquement, dont ils apparaitraient les relais, immédiats ou futurs (on se souvient des débats autour du 23 septembre 2017), et c’est compréhensible. Mais derrière ces précautions normales s’est insinuée en France une sorte de refus de cohabitation entre les forces sociales et forces politiques de gauche. Du moins sur le plan interprofessionnel et national (car des collectifs communs d’action existent sur les services publics, les droits des femmes). Les déviances pro-libérales de la « gauche de gouvernement » (quinquennat Hollande) y sont évidemment pour quelque chose. Mais le problème est plus profond. Il y a une sorte de paralysie historique alors qu’une convergence exigeante, certes dans le respect de l’indépendance de décision, pourrait avoir un effet démultiplicateur si l’unité politique existe à côté de l’unité syndicale et dans les luttes. La séparation absolue des modes d’action handicape la portée politique générale (au bon sens du terme) de l’action menée, et son sens dans le débat public, dans les consciences populaires, facteur-clef des rapports de forces aujourd’hui, dans une société d’information continue. Au bout de ce chemin, tout se passerait comme s’il n’y avait plus que les gouvernants qui avaient le droit de faire de la politique, une fois l’année électorale passée. Et c’est bien le style de la présidence Macron : faire disparaitre la portée politique des actions sociales, monopoliser l’espace de l’intérêt général, mettre les syndicats à la botte de l’exécutif. Même la direction CFDT ne peut accepter ce schéma verticaliste et se met à gronder politiquement contre cette omni-présidence, tout en refusant le principe même de la « convergence des luttes » et en acceptant in fine les régressions du néo-libéralisme.
Mais l’initiative lancée par François Ruffin a su prendre des précautions pour rechercher la mobilisation concordante du maximum de forces, sans préséance des uns contre les autres, sans visée politique hégémonique. D’autres initiatives peuvent se préparer qui, on peut l’espérer, parviendront à associer toutes les forces opposées au macronisme et son monde.
Faire l’unité, faire sens !
L’unité est le maître-mot du rapport de force gagnant. Mais ce n’est pas un talisman, car le seul alignement des sigles ne suffit pas à créer la dynamique. C’est vrai sur le plan syndical : les intersyndicales sont dynamiques si elles s’enracinent dans un désir d’unité sur le terrain. Les assemblées générales permettent parfois de le mesurer et le consolider. Mais le débat utile et le plus proche des salarié-es commence déjà dans les petites unités de travail, dans les conversations du quotidien, dans les réseaux sociaux. C’est le cas à la SNCF, surtout avec la forme de grève choisie, qui implique une grande vigilance collective, avec des discussions qui ont lieu les jours de travail (!), alors que les AG de grève sont peu fréquentées. L’unité de lutte se construit chez les étudiant-es, de proche en proche, d’une faculté à l’autre, après des évènements qui motivent, alors que les outils syndicaux traditionnels y sont très abimés et ne font plus naturellement autorité.
Mais si l’alignement des sigles ne fait pas l’unité d’action réelle par magie, le refus du front commun est à coup sûr un coup porté à la lutte. Le refus de la direction CFDT, et semble-t-il aussi de FO (sauf en Ile de France), de réaliser l’unité confédérale le 1er mai 2018, proposée par la CGT, est irresponsable. Des manifestations unitaires le 1er mai partout cette année auraient été un signal d’encouragement national à toutes les luttes. Le refuser, c’est laisser faire Macron dans son arrogance antisyndicale.
De même, il serait vraiment très utile dans la lutte pour le soutien populaire aux grèves, que les unités syndicales, celles des cheminots, celles de la fonction publique, celles des facultés, débouchent sur de grandes initiatives publiques autour de l’idée : « pour les services publics, pour des statuts salariaux universels, pour les droits sociaux, nous savons comment faire. Voici nos contre-propositions à celles du pouvoir ». On n’entend pas assez ce savoir-faire des salarié-es en lutte à propos de leur travail !
L’unité, au-delà du syndicalisme, c’est aussi ce sentiment décrit par Frédéric Lordon (le 4 avril à la Bourse du travail) où des secteurs du salariat ou de la société, « sont en train de se reconnaitre dans un lien invisible tissé entre eux : une chimie du malheur général s’opère peu à peu ».  L’envie d’agir dépasse en effet les frontières traditionnelles du mouvement ouvrier affaibli. C’est ce qui a produit Nuit Debout, c’est ce qui nourrit des innovations entre secteurs sociaux, notamment dans la jeunesse. C’est ce qui peut faire réussir la « chimie » du 5 mai.
Mais il y aussi besoin d’unité politique… à gauche, pour la lutte. Le mot gauche fait sourire. C’est qui ? Vraie question. Mais qui ne voit pas que la tabula rasa qu’a réussi Macron en pulvérisant les repères nationaux (par la musique enjôleuse « et de gauche et de droite » de son discours) débouche finalement sur un paysage politique national dominé par de vraies droites en chair et en os ? ! Le rassemblement de 12 formations politiques de gauche constitué à partir des propositions initiales d’Olivier Besancenot, est un début d’unité qui doit encore se consolider, se nourrir d’initiatives appropriées qui fassent sens. Une certaine gauche est morte. L’imaginaire propulsif de la gauche de combat est à reconstruire, avec toute sa diversité. C’est aussi un des défis du 5 mai et de ses suites.
Jean-Claude Mamet