Nous pensons important de faire connaître largement ce texte d’Omer Bartov. Professeur d’université aux États-Unis, cet historien a la double nationalité étasunienne et israélienne. Son dernier séjour en Israël – en juin 2024 – l’a amené à mesurer l’évolution de son pays natal et l’aveuglement politique et moral de ses concitoyen·nes.

Un historien du génocide face à Israël

Par Omer Bartov. Publié le 5 septembre 2024 sur le site d’OrientXXI

Le 19 juin 2024, je devais donner une conférence à l’université Ben-Gourion du Néguev à Beersheba, en Israël. Mon intervention s’inscrivait dans le cadre d’un événement sur les manifestations d’étudiants contre Israël dans le monde. J’avais choisi comme sujet la guerre à Gaza et, plus généralement, la question de savoir si ces manifestations étaient des expressions sincères d’indignation ou si elles étaient motivées par l’antisémitisme, comme le prétendaient certains. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.

Lorsque je suis arrivé à l’entrée de l’amphithéâtre, un groupe d’étudiants m’y attendait. J’ai vite compris qu’ils n’étaient pas là pour assister à ma conférence, mais pour protester contre elle. Apparemment, ils avaient été convoqués par un message de WhatsApp diffusé la veille qui signalait ma présence et appelait à réagir : « Nous ne pouvons pas laisser faire ! Combien de temps encore allons-nous nous accepter de trahir notre propre cause ?!?!?!?!! »

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Je ne m’étais pas rendu en Israël depuis juin 2023 et, lors de cette dernière visite, j’ai découvert un pays bien différent de celui que j’avais connu. Bien qu’enseignant depuis longtemps à l’étranger, c’est en Israël que je suis né et que j’ai grandi. C’est là que mes parents ont vécu et sont enterrés ; c’est là que mon fils a fondé sa propre famille et que vivent la plupart de mes meilleurs amis, que je fréquente de longue date. Connaissant le pays de l’intérieur et ayant suivi les événements encore plus attentivement que d’habitude depuis le 7 octobre, je n’ai pas été entièrement surpris par ce que j’ai découvert à l’occasion de ce séjour, mais j’ai été tout de même profondément troublé.

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La colère et la peur

Dans une grande partie de l’opinion publique israélienne, y compris chez les opposants au gouvernement, deux sentiments prédominent.

Le premier est un mélange de colère et de peur, un désir de rétablir la sécurité à tout prix et une méfiance totale à l’égard des solutions politiques, des négociations et de l’idée de réconciliation.

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Le deuxième sentiment dominant — qui est plutôt en fait une absence de sentiment — est le revers du premier, à savoir l’incapacité totale de la société israélienne à éprouver la moindre empathie pour la population de Gaza. Apparemment, la majorité des Israéliens ne veulent même pas savoir ce qui se passe à Gaza, une volonté d’ignorance qui se reflète dans la couverture télévisée des événements.

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Certes, l’opinion publique israélienne s’est depuis longtemps accoutumée à l’occupation brutale pratiquée par l’État juif pendant 57 des 76 années de son existence. Mais l’ampleur des crimes perpétrés actuellement à Gaza par l’armée israélienne est sans précédent, tout comme l’indifférence totale de la plupart des citoyens d’Israël à l’égard des actes commis en leur nom.

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Le regard glacial qu’on vous lance dès que vous évoquez les souffrances des civils palestiniens et la mort de milliers de femmes, d’enfants, et de personnes âgées a quelque chose de profondément troublant.

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Une fois qu’ils ont intériorisé une certaine conception de l’adversaire — les bolcheviks comme des Untermenschen, des sous-hommes, le Hamas comme des animaux humains — et de la population ennemie en général comme une entité infra-humaine qui ne mérite pas d’avoir des droits, les combattants qui observent ou commettent des atrocités ont tendance à en attribuer la responsabilité non pas à leurs propres actions ou à celles de leurs troupes, mais justement à l’ennemi.

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Des milliers d’enfants ont été tués ? C’est la faute de l’ennemi, tout comme l’est a fortiori la mort de nos propres enfants. Si les combattants du Hamas commettent un massacre dans un kibboutz, c’est qu’ils sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 900 kilos sur des abris de réfugiés et que nous tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas, qui a choisi de se cacher à proximité. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons pas d’autre choix que de les éliminer. Et après ce que nous leur avons fait, il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’ils seraient capables de nous faire si nous ne les détruisons pas. Nous n’avons tout simplement pas le choix.

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