Il n’y a pas qu’en France qu’une élection a un résultat imprévu : la victoire, le 5 juillet dernier, du candidat réformateur Masoud Pezeshkian au second tour de la présidentielle iranienne n’était pas acquise d’avance. C’est un incontestable signe d’espoir…
Un président réformateur en Iran : un signe d’espoir ?
Par Jacques Fontaine. Le 15-07-2024
Il n’y a pas qu’en France qu’une élection ait un résultat imprévu : la victoire, le 5 juillet dernier, du candidat réformateur Masoud Pezeshkian au second tour de la présidentielle iranienne n’était pas acquise d’avance. C’est un incontestable signe d’espoir pour une partie du peuple iranien après plus de deux années et demie passées sous la férule de l’ultra-conservateur Ebrahim Raïssi1Ebrahim Raïssi (1960-2024) fut surnommé « le boucher de Téhéran » pour avoir participé à la mise en œuvre de la fatwa de Khomeini du 28 août 1988 ordonnant l’exécution immédiate de tous les militants des Moudjahidines du peuple emprisonnés (et de quelques militants du Toudeh [PC iranien], du PDKI [parti kurde]…). Les estimations les plus sérieuses font état d’environ 12 000 exécutions., malgré les limites du pouvoir des institutions élues dans la République théocratique iranienne (cf. texte ci-joint Le système politique iranien : un régime hybride à direction théocratique) et les déceptions induites par les mandats des précédents présidents réformateurs à la marge de manœuvre trop limitée.
La présidence Ebrahim Raïssi : 3 août 2021 – 19 mai 2024
Élu à la présidence de la République, Ebrahim Raïssi a appliqué la ligne politique du Guide suprême, Ali Khamenei, de manière particulièrement rigide et brutale, que ce soit dans les relations internationales ou les questions intérieures.
Les relations internationales
La dénonciation de l’accord de Vienne du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien (JCPoA) par Trump en 2018 et l’aggravation des sanctions étasuniennes ont fragilisé l’Iran, d’autant plus que Raïssi n’a pas réussi à relancer les négociations avec l’administration Biden pour la reprise de l’accord JCPoA ou la conclusion d’un nouvel accord.
Mais les ponts ne sont toutefois pas coupés : des négociations financières se déroulent pour le plus grand profit de certains acteurs du pouvoir iranien.
Ce pouvoir n’a cessé de se rapprocher de la Chine et de la Russie (rapprochement acté par l’intégration de l’Iran dans les BRICS à partir du 1ᵉʳ janvier 2024) et développé une grande méfiance à l’égard de l’Occident, y compris de l’Europe. Raïssi maintient une politique régionale active (soutien au Hezbollah, au Hamas, à Bachar el-Assad, au régime irakien et aux Houthis yéménites), voire agressive envers Israël. Il veillait, comme tout bon joueur d’échecs, à ne pas tenter un coup trop audacieux qui enclencherait un conflit généralisé dont l’Iran serait à coup sûr perdant. À ce sujet, la réaction par une attaque de drones et de missiles du territoire israélien suite à l’agression israélienne du 1ᵉʳ avril contre le consulat iranien à Damas a été un chef-d’œuvre de riposte graduée qui marquait à la fois la détermination iranienne à ne pas accepter ce type d’attaque et la volonté de maintenir le statuquo entre les deux adversaires.
Les questions intérieures
Au plan intérieur, la présidence de Raïssi a été marquée par une crise économique de plus en plus violente, due officiellement aux sanctions internationales (principalement celles du « grand Satan étasunien »), mais en réalité, la corruption endémique et la mauvaise gestion de l’économie par le pouvoir en place jouent un rôle au moins aussi important. Cette crise économique se traduit, pour une partie de plus en plus importante de la population, par un développement du chômage, une baisse drastique de ses revenus, un effondrement de la monnaie nationale qui a perdu près de 90 % de sa valeur depuis 2018, et surtout par une inflation record depuis 80 ans (+ 53 % entre mars 2023 et mars 2024) qui frappe d’abord les plus défavorisé.es sans épargner la classe moyenne qui se paupérise.
Autre évènement très important de la présidence Raïssi, qui a été le plus médiatisé à l’extérieur de l’Iran : la révolte débutée en septembre 2022. Suite à la mort en garde à vue d’une jeune femme kurde, Jina Mahsa Amini pour un voile « mal porté », le 16 septembre 2022, les habitant·es de la République islamique, d’abord au Kurdistan puis ailleurs en Iran, se sont soulevé·es en reprenant le slogan politique kurde de Jin, Jiyan, Azadî (ou en persan : Zan, Zendegi, Azadi, « Femme, Vie, Liberté »). La répression du pouvoir fut, comme à son habitude, féroce : au moins 500 mort·es et huit exécutions capitales.
La « police de la moralité », chargée de veiller au respect des mœurs islamiques (et notamment du code vestimentaire), continue à mener des campagnes régulières pour traquer celles qui ne s‘y conforment pas. Néanmoins, malgré les risques, des femmes de plus en plus nombreuses, en particulier au sein de la jeune génération urbaine, s’opposent au port du voile et du manteau obligatoires, refusant ainsi la coupure imposée entre vie personnelle et vie publique.
D’élections en élections…
Les mandats des membres de l’Assemblée des experts (8 ans) et du Parlement (4 ans) étant arrivés à expiration en début d’année (cf. texte ci-après : « Le système politique iranien : un régime hybride à direction théocratique »), de nouvelles élections ont été organisées le 1ᵉʳ mars. Ces élections étant totalement verrouillées par les tendances les plus conservatrices du pouvoir, la participation a été faible pour le Parlement (40%) et très faible pour les religieux de l’Assemblée des experts (15%). Quelques députés n’ont été élus qu’au second tour (10 mai).
Tout semblait donc bien aller pour la reproduction de l’élite conservatrice du pouvoir religieux, et en particulier la préparation de la transition qu’induira le décès du Guide suprême Ali Khamenei aujourd’hui âgé de 85 ans. Mais le 19 mai 2024, le président ultra-conservateur Ebrahim Raïssi (successeur présomptif du Guide suprême Ali Khamenei) était victime d’un accident d’hélicoptère (avec le ministre des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian, quelques autres dignitaires, leurs gardes du corps et l’équipage).
Il fallait donc organiser de toute urgence (50 jours) une nouvelle élection présidentielle. Le Conseil des gardiens de la Constitution s’est donc réuni pour sélectionner — selon des critères d’une opacité totale – une liste de six candidats : cinq conservateurs ou ultra-conservateurs et un réformateur. Après le désistement de trois des candidats conservateurs, ne restaient en lice que :
- Mohammad Bagher Ghalibaf (62 ans), conservateur, chef du Parlement, ancien maire de Téhéran,
- Saïd Jalili (58 ans), ultra-conservateur, idéologue rigide qui se place lui-même dans la ligne politique de Ebrahim Raïssi,
- Masoud Pezeshkian (69 ans), réformateur, chirurgien cardiaque et ancien ministre de la Santé sous le deuxième mandat du président réformateur Mohammad Khatami, entre 2001 et 2005.
La campagne électorale fut assez atone, les candidats conservateurs se référant généralement à la politique de Raïssi. Seul Masoud Pezeshkian fit entendre une voix légèrement différente en évoquant, mezzo voce, la nécessité de revenir à un accord sur le nucléaire pour obtenir la suppression des sanctions, tout en insistant sur sa fidélité envers le Guide suprême. Pas de quoi enthousiasmer la majorité de la population iranienne de plus en plus désabusée…
Le taux d’abstention battit tous les records en dépassant les 60 %, mais aucun candidat n’obtint la majorité absolue : Masoud Pezeshkian (42,5%) précédant Saïd Jalili (38,6%) d’un million de voix.
Le second tour amplifia le succès de Masoud Pezeshkian (53,6%) qui bénéficia d’un accroissement de la participation de près de 10 points, grâce à un vote plus important des jeunes et des femmes.
Néanmoins l’abstention – 50,2% – montre une défiance très importante de la population iranienne, particulièrement de la jeunesse, totalement opposée aux conservateurs, mais très méfiante envers les réformateurs qui, disent certains, ne font que cautionner la République islamique sans chercher à la changer.
Critique virulente, certes, mais qui ne semble pas totalement dénuée de fondement, tant le bilan des présidences Khatami et Rohani a été au final synonyme d’espoirs déçus… Mais n’oublions pas que la marge de manœuvre des présidents est réduite, tant ils sont corsetés par les instances non élues du système théocratique de la République islamique…
La marge de manœuvre du nouveau président est faible, mais elle n’est pas nulle et, si le Guide suprême est incontestablement un conservateur, il a aussi un certain pragmatisme qui lui fait peser les avantages et les inconvénients d’une décision.
Un accord sur le nucléaire permettrait la levée des sanctions, même progressive et partielle, la fin de l’isolement et la réintégration de l’Iran dans le concert des nations et donc le retour des investissements étrangers, en particulier européens, dans une économie iranienne qui en a grand besoin. Dans ce cas, le Guide suprême ne devrait pas s’opposer et son clan en profiter économiquement, comme il profite aujourd’hui à l’inverse du marché noir induit par les sanctions.
Mais un nouvel accord sur le nucléaire dépend aussi du futur locataire de la Maison-Blanche. Il est donc peu probable que ce dossier soit abordé à court terme, même si les Américains parlent en coulisses aux Iraniens et négocient avec eux via des rencontres informelles au Sultanat d’Oman. Quant à la politique régionale, elle perdurera, au mieux, elle peut avoir de légères inflexions.
Au plan sociétal, Masoud Pezeshkian s’est engagé à s’opposer à la « police de la moralité » et à l’application du code vestimentaire par la force, des promesses qui ne sont pas pour rien dans son élection et qu’il devrait mettre en œuvre dès sa prise de fonctions, s’il ne veut pas rapidement décevoir.
Il est évidemment impossible de savoir ce qu’il adviendra à moyen terme. Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » a ébranlé le pouvoir théocratique comme jamais auparavant. Peut-on dire, comme Narges Mohammadi – la Prix Nobel de la paix 2023, emprisonnée pour 12 ans dans la sinistre prison d’Evin à Téhéran – que « le peuple iranien a tourné la page du régime islamique » ? Sans doute. Mais les structures de ce pouvoir religieux et son bras armé des « Gardiens de la Révolution »restent bien en place. Jusqu’à quand ? La succession du Guide suprême peut être – ou pas – une étape vers la démocratie en Iran.
Le système politique iranien : un régime hybride à direction théocratique
Le système politique iranien a été mis en place par l’ayatollah Rouhollah Khomeini après son retour en Iran en 1979. Il est basé sur le principe (combattu par de nombreux théologiens chiites) du velayat-e faqih (gouvernement du juriste-théologien) qui implique la suprématie du religieux sur le politique et la coexistence – pas toujours facile – entre un pouvoir religieux, dominant, et un pouvoir civil, subordonné.
Le pouvoir religieux
Le pouvoir religieux est dominé par un homme, le Guide suprême (ou Guide de la Révolution) et comprend divers Conseils.
- La fonction de Guide suprême a été fondée par et pour l’ayatollah Khomeini. À sa mort (1989), il est remplacé – après de longs débats – par l’ayatollah Ali Khamenei. Le Guide, nommé à vie, est aussi chef de l’État. Il fixe la ligne de la politique étrangère, contrôle les forces armées (et paramilitaires, tels les Gardiens de la Révolution) et les services de renseignements. Il a le dernier mot sur les sujets sensibles, comme le nucléaire. Il cautionne l’élection du président de la République et peut le révoquer.
- L’Assemblée des experts (88 membres, tous religieux) est élue au suffrage universel direct à un seul tour pour huit ans. L’Assemblée a été renouvelée le 1ᵉʳ mars 2024, malgré des polémiques et une très faible participation (15%). Elle est dominée par les conservateurs proches du Guide suprême, Ali Khamenei. Elle nomme le Guide suprême. En théorie, elle le contrôle et peut le révoquer.
- Le Conseil des gardiens de la Constitution, formé de 12 membres (6 clercs nommés par le Guide, 6 juristes proposés par le pouvoir judiciaire), vérifie la conformité des lois votées par le Parlement avec la charia (loin islamique) et la Constitution ; il est présidé par Ahmad Jannati depuis 1992, proche de Khomeini puis de Khamenei ; c’est probablement le plus vieil homme politique du monde : 97 ans et l’un des plus réactionnaires d’Iran. Le Conseil des gardiens sélectionne les candidats aux diverses élections (présidentielles, législatives…). Ses pouvoirs sont beaucoup plus étendus que ceux du Conseil constitutionnel français.
- Le Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime est composé des chefs des trois pouvoirs, des six clercs du Conseil des Gardiens et de 25 membres désignés par le Guide suprême. Il est présidé depuis 2019 par Sadeq Larijani, religieux issu d’une grande famille iranienne conservatrice. Il arbitre les différends entre le Conseil des Gardiens et le Parlement.
Le pouvoir civil
Le pouvoir civil comprend le président de la République et le Parlement, tous deux élus au suffrage universel, mais les candidats doivent être adoubés par le Conseil des gardiens.
- Le président de la République est élu au suffrage universel pour un mandat de quatre ans renouvelable une fois. Ses pouvoirs sont étroitement encadrés par le Guide et les Conseils non élus contrôlés par les religieux.
- Le Parlement (majlis) compte 290 députés élus pour quatre ans. Le nouveau Parlement, élu au printemps 2024 (avec une abstention de 60%), est largement dominé par les conservateurs (233 sièges), son chef est Mohammad Bagher Ghalibaf. Ses pouvoirs sont contrôlés par le Conseil des Gardiens.
Ainsi, le pouvoir iranien a une réalité – des structures religieuses cooptées – et une apparence – un président de la République et un Parlement.
Notes
- 1Ebrahim Raïssi (1960-2024) fut surnommé « le boucher de Téhéran » pour avoir participé à la mise en œuvre de la fatwa de Khomeini du 28 août 1988 ordonnant l’exécution immédiate de tous les militants des Moudjahidines du peuple emprisonnés (et de quelques militants du Toudeh [PC iranien], du PDKI [parti kurde]…). Les estimations les plus sérieuses font état d’environ 12 000 exécutions.