Bien des colères et déchirements, en France même aujourd’hui, au sujet des « étrangers d’origine », appellent à prendre du recul et à poser une question : oui ou non, la politique des gouvernements successifs a-t-elle produit  un socle commun suffisant pour une démocratie, avec des inégalités qui seraient « résiduelles » ou à combattre avec une grande énergie  ?
Récemment, la loi Asile et migrations, si on n’y prend garde, nous enferme dans une naturalisation de fait raciste, injuste et profondément à l’opposé des principes de base de l’ONU. Ne laissons pas passer cette incitation à un effort de lucidité.
Une ligne  sombre de Sarkozy-Hortefeux, puis de Hollande-Valls se poursuit avec Macron-Collomb. Quand on songe à la campagne de 2017 et à ses torrents de bons sentiments… un  peu beaucoup d’écœurement, devant cette machine à tromper !
Pourtant, comme nous sommes devant un phénomène mondial, le plus important en même temps que les combats quotidiens est de comprendre une contradiction et un fait social et politique qui appellent nos réponses.
Pourquoi le gouvernement cherche-t-il à ménager la droite, alors que les mouvements réels de solidarité sont importants. Pourquoi est-elle écoutée, dans toutes ses composantes, classique, chauvine ou nationaliste et plus ou moins raciste ?
Les « étrangers », nos semblables.
Cette discussion est décisive en France comme en Europe et pour toutes les prochaines « échéances électorales » : elle a des racines et ne vient pas nous confronter à une surprise totale.
Mon hypothèse, afin de permettre un détour constructif, situe deux ou trois repères, des arguments que nous devons soumettre à tous nos interlocuteurs, et qui appellent une réponse politique au-delà des protestations antiracistes indispensables.
Le premier repère est un texte de droit positif, vieux maintenant de plus d’un demi-siècle : La Charte des droits humains universels, adoptée à l’ONU en 1948. On lit en quelques lignes :
Le droit de quitter son pays et d’y revenir à tout moment est inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. L’ouverture des frontières reconnaît la légitimité de toute migration, et le droit à la mobilité de chacun.e.
Le commentaire de la LDH est bien frappé : « Le droit de mobilité est un bien public mondial ».
Nous le voyons : il s’agit de définitions en réaction aux barbaries nazies et aux persécutions antisémites aussi en URSS, plus largement à tous les actes des xénophobies qui ont marqué l’histoire des états et des peuples depuis le début du 20e siècle.
Le droit de circuler et donc le droit de trouver un accueil …
Pourquoi des forces qui se veulent de gauche, ou même ‘humanistes’  pourraient-elles s’en abstenir ? Voient-elles que refuser cela est faire le jeu des guerres d’extermination, à tout le moins de massacres et de répressions ? Faut-il le souligner aux « belles âmes »  élyséennes, la majorité des êtres humains peut comprendre les problèmes de leurs semblables et il y a même des dirigeants qui se disent et sont de droite mais veulent mettre en œuvre ces principes, chèrement acquis.
S’accrocher au droit objectif né des expériences cruelles de notre histoire a une importance vitale pour faire comprendre notre commune humanité.
Toutefois, deuxième repère, nous sommes en même temps confrontés à la définition que nous donnons de la citoyenneté commune pour notre propre pays, qui se réclame du « droit du sol » et non pas du « droit du sang ».
Un individu né en France d’un père non français est français dès lors qu’il vit ici. Résumons donc cette question, tout d’abord de principe, de philosophie et de culture politique commune. Nous avons une tradition nationale acquise par la Révolution de 1789, et défendue… ; il faudrait, pour une formation politique plus développée en reprendre des controverses diverses dans tout le 19e et une partie du 20e siècle.
Elle concerne directement les exilé.e.s et les migrant.e.s, les réfugié.e.s…  puisque, au-delà de l’asile, ils et elles peuvent parfaitement choisir de demander à rester sur cette terre qui leur sert d’accueil.  Le droit à la mobilité est un élément de la Charte de l’ONU déjà rappelée.
Nous voilà donc, avec cette expression sibylline « droit du sol », sommés de dire avec précision la racine de la définition de la démocratie : des règles de vie commune qui permettent, sur le même territoire, de faire vivre pour le bien commun des familles et des histoires différentes1.  Plus précisément, à la place de toutes les vaticinations plus ou moins à la mode autour du « populisme », trois aspects peuvent s’organiser différemment et installer la place d’une république démocratique ou à l’opposé des formes d’Etat plus ou moins « nationalitaires », voire racistes, à base du « liens du sang » ou de foi religieuse donnant des encadrements « identitaires ».
Pour reprendre une solide tradition philosophique, distinguons les rapports entre le genos (unité de naissance, de liens de familles plus ou moins élargies et associées), l’ethos (éthiques, cultures communes, habitudes historiquement stabilisées) et le démos (celles et ceux qui vivent sur le même territoire). En ce sens, depuis les premières théorisations grecques, dans l’histoire des « Cités », il y a l’idée de règles permettant sur un territoire habité en commun de vivre et décider en commun. Il faut ici, par réalisme, parler d’isonomie (l’égalité devant la loi) laisse subsister toutes les autres questions de l’égalité…
Une nation, un peuple uni dans la démocratie.
Pourquoi cette réalité d’une vie en commun n’a-t-elle pas été précisée d’une façon limpide, en 1981, alors que les exils et les bouleversements des guerres coloniales faites par la France étaient terminés depuis 1962 ? La loi à promulguer était limpide : tout individu résident en France a tous les droits civiques et politiques (au bout d’une ou de trois années de résidence, par exemple !). Il ne doit pour cela faire aucune démarche en vue d’une demande de ‘naturalisation’ ; le plus souvent celle-ci pose des problèmes compliqués, d’ordre psychologique et aussi juridique avec les pays d’origine qui dans le cas de naturalisation française peuvent juger que leurs nationaux abjurent ainsi leur nationalité. On mesure ce qu’il en est pour des pays comme l’Algérie…
L’arrivée au pouvoir en 1981, après 23 ans de gouvernements de droite, aurait été un bon moment pour réaffirmer et préciser un principe, et ainsi montrer comment la gauche de gouvernement prenait acte de la fin des guerres coloniales et de la présence d’immigré.e.s en France. Le traitement infligé à ceux qui venaient travailler en France et repartaient dans leurs pays devait être corrigé a été un objet de luttes ouvrières ; en particulier, il se posait la question des effets des décrets et des lois imposant le regroupement familial. En 1978, l’ « arrêt Gisti » avait annulé des dispositions limitant les droits des immigrés à se regrouper en famille.  Mais, du fait  du reste de la politique du gouvernement, « cet arrêt du Conseil d’État a été l’acte fondateur de la transformation de l’immigration de travail en immigration de colonisation », selon la formule d’Abdelmalek Sayad2.
Dès lors, en plus des foyers d’immigrés, des quartiers pour familles d’ouvriers immigrés se développent. Avec des phénomènes de cohabitation, de racisme, de relégation. On les traite en « main d’œuvre » résidente et non en citoyen-nes. Des coloniaux en « métropole » ! La Marche  pour l’égalité et contre le racisme, dès 1983, portait ces protestations et ces exigences.
Peut-on oublier des actes politiques, vieux de trente ans ? Sans aucun doute non. Puisque la gauche au pouvoir ne leur reconnaissait pas les droits politiques et civiques, leur sort fut fixé, ils étaient « d’ailleurs ». Une chose étrange est de voir qu’il leur est maintenant reproché de développer des comportements « communautaires ».  Un tel jugement est une honte, au vu des « principes républicains ».  Ce scandale, d’autant plus insupportable, dure sans corrections réelles. Il leur a été reconnu par la gauche le droit d’association, même pour des non-nationaux ; encore heureux qu’ils/elles aient le droit de l’utiliser !
Pourquoi la gauche mitterrandienne, avec ses héritiers, Hollande, Jospin, Valls, Collomb… a-t-elle refusé une égalité de droits politiques ? Cette question est rendu plus vive par les réponses de Wauquiez  lancé dans la compétition avec Marine Le Pen : « ils ne sont pas comme nous ! »
Qui a creusé le sillon des politiques racistes ? Qui a renoncé à dire simplement « ils vivent ici, ils sont d’ici et doivent avoir les mêmes lois que celles et ceux d’ici »3? Pour ne pas subir la dérive de Collomb, saisissons avec toutes les organisations de solidarité aux migrant.e.s l’occasion d’une option commune ; regroupons-nous sur une clarification indispensable : les pleins droits politiques pour les résident.e.s, en France et en Europe.
Les politiciens cruels qui traitent mal les migrant.e.s sont, malheureusement,  dans la continuité d’un vieux pays colonial qui n’a pas opéré une rupture à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Ainsi ont été fabriqués sous nos yeux, en trente ans, des phénomènes sociaux dont il faut prendre la mesure : une question arabe et une question noire4…
Ne séparons pas le refus des xénophobies gouvernementales et la remise en cause de l’inégalité des droits civiques et politiques.
Cette bataille que nous devons mener comportera un choix de méthode pour prendre les moyens de répondre à des « questions nationales ». Les résident.e.s doivent avoir les mêmes droits politiques et civiques ; et c’est avec elles/eux  que doivent être pris en compte leurs demandes : apprentissage de leur langue et culture autant qu’il sera demandé car c’est la meilleure voie pour aussi apprendre la culture française… Toute la culture arabo-berbère est concernée, comme des langues africaines, tant pour leurs usages populaires que pour les langues écrites.
En même temps que pour les jeunes, pensons aussi aux inégalités quant aux possibilités des « reprises d’études » pour des « non-nationaux » ayant peu de droits sociaux…
De nombreuses initiatives nationales ou locales participent à des engagements contre les discriminations, de même nombre d’associations ont une pratique locale en lien plus ou moins positif avec des municipalités, de nombreuses associations issues de l’immigration sont organisées (collectif sans papier, FTCR, AMF, ATMF, ACDA, Femmes Plurielles, Collectif j’y suis j’y vote … les assoc. du FALDI). Avec les initiatives suivies de certains syndicats, cela fait des ressources sociales et politiques qui seraient très fortes grâce à une mobilisation culturelle et politique commune.
Pour changer cette « question nationale », il faut certainement au moins des décisions de trois ordres.
1 – Après tant de fausses promesses et de réformes promises pour rien, il faut une véritable rupture légale, une loi établissant que les résident.e.s ont les droits politiques et civiques5. Point n’est besoin d’une réforme de la Constitution, l’Assemblée nationale est souveraine pour la définition des droits politiques définissant les citoyen-nes.  Souvenons-nous que le droit de vote aux élections locales seulement…, comme première étape pour faire « murir » un pas en avant suivant, est un marronnier de toutes les élections depuis trente ans !
2 – Il faut aussi un débat politique associant toutes les associations des personnes d’origine diverses pour qu’elles fassent connaître leurs expériences, leurs attentes, leurs apports. Les opérations d’excuses et de « repentance » sont bien inutiles : ce qui est décisif est que les intéressée.e.s eux/elles-mêmes définissent et animent les changements.
3 – En fonction des demandes et des réformes apparaissant nécessaires, il y aura, certes, besoin de batailles politiques complémentaires pour faire décider des réformes particulières.
Corriger la situation, dépasser les discriminations qui entretiennent les questions nationales créera un contexte nouveau : une démocratie où l’égalité devant la loi permettra de mieux développer les échanges et les pluralités d’expériences culturelles.
Ne pas gommer les différences et lutter pour une véritable égalité démocratique devant la loi implique des politiques faites avec les gens de la moyenne… Le changement démocratique permettant un exercice commun du droit du sol, cela signifie que les décisions sont réfléchies et mise en œuvre par les personnes directement intéressées.
Parallèlement, sans que cela se confonde mais sans attendre, nous devons reconstruire une Europe solidaire, accueillant dignement ceux qui fuient les guerres et la misère, ainsi que toutes formes de violences. Elle suppose un accueil inconditionnel, la liberté de circulation et d’installation : la mobilité libre.                                                                                                                                Dans cette perspective, nous devons sans doute demander qu’un débat soit lancé par le nouveau Parlement sur l’accueil des exilés dans l’Union Européenne afin de mettre en œuvre des mesures positives et pas seulement défensives comme c’est le cas aujourd’hui.                                                                                                                                                          Nous pouvons imaginer un droit d’asile européen harmonisé, une ouverture à la citoyenneté à toute personne résidant sur le territoire de l’UE et un statut international des migrant.e.s, pas seulement des réfugié.e.s.
Pierre Cours-Salies