La grande manif, c’est dans une semaine, le mardi 14 juin. Il faut donc mettre les bouchées doubles ! C’est ce jour-là qu’a choisi l’intersyndicale nationale (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, FIDL, UNL) pour rassembler dans un grand fleuve populaire vers Paris toutes les rivières du mouvement social et politique contre la loi Travail.
Cette date coïncide presque avec les débuts (le 10 juin), des matches de l’Euro2016, hantise du gouvernement à cause de l’image donnée par la France, grand pays d’ordre et de jeux, qui ne doit pas être troublé par des « bloqueurs », des « preneurs d’otage », des « voyous », ou des « terroristes », selon les termes haineux de plus en plus utilisés par les Gattaz, les leaders d’opinion et certains ministres (le premier surtout), qui font semblant de corriger à la marge les dérapages de Gattaz. Mais les mots violents engendrent forcément la violence réelle, et la police s’est encore déchainée la semaine dernière contre des collégiens de 11 ans à Saint-Malo (manifestation avec les parents contre une fermeture de collège en zone prioritaire l’an prochain), avec 11 blessés, dont trois hospitalisés. En ce début de semaine (7 juin), les crues de la Seine et leurs drames humains sont également instrumentalisés par le pouvoir pour montrer du doigt des grévistes insensibles et arc-boutés sur des revendications « corporatistes », qui ne seraient même pas liées à la loi Travail, comme les cheminots, ou les agents RATP, voire les pilotes de ligne d’Air France qui menacent de déclencher des grèves de 4 jours répétées en pleine compétition sportive. La fédération des transports FO a également annoncé à son récent congrès des grèves afin « de toucher l’économie de l’Euro » jusqu’au retrait de la loi Travail. Ainsi « chaque jour de matches dans les villes concernées, la fédération appellerait à la grève sur l’ensemble de son périmètre, c’est-à-dire chauffeurs routiers, transferts de fonds, déchets, ambulances, transports urbains, transports de voyageurs ».
Ce qui est étonnant dans ces prises de position, c’est la longévité inédite de ce mouvement, qui rencontre forcément sur la durée d’autres évènements prévisibles (Eurofoot) ou imprévus (inondations), auquel il doit faire face. C’est cela qui perturbe très fortement les agendas institutionnels habitués à être bousculés par beaucoup de choses (attentats, crises financières, migrants), mais surtout pas par des mobilisations populaires (ou pire : la lutte des classes…) déclarées incongrues dans un monde où les chiffres d’affaires (tourisme…), et l’ordre sont les boussoles de la bonne gouvernance.
Dans les tout prochains jours, le bras de fer va donc se tendre de plus en plus. Et même si les journaux de « 20 heures » des télévisions annoncent sans arrêt un mouvement qui s’essouffle, d’autres ingrédients se mêlent à la confrontation qui rebondit sans cesse. Nous avons parlé du syndicat des pilotes de ligne d’Air France (SNPL) et des salariés du transport de FO. Ajoutons la semaine dernière la prise du compteur électrique de Gattaz dans sa villa de Saint-Raphaël (Var), et la mise en tarif « heures creuses » d’un million de consommateurs d’électricité par des grévistes le 2 juin.  Ajoutons encore le récent congrès de la Confédération générale des cadres (CGC) qui durcit nettement le ton contre la loi Travail, avec un nouveau président élu qui appelle à « siffler la mi-temps et remettre le sujet entre les mains des partenaires sociaux », en demandant la suspension du débat parlementaire (Le Monde). N’y a-t-il pas maintenant une majorité syndicale claire contre cette loi ?
Fébrilité au sommet de l’Etat
Depuis quand avons-nous vu un gouvernement qui lâche du lest sur une succession de revendications professionnelles jugées en temps normal exorbitantes ? C’est très rare, car revendiquer est devenu une faute morale en régime néo-libéral. Et pourtant, en quelques jours, le gouvernement fait tout ce qu’il peut pour faire la part du feu dans les conflits, en payant si besoin. Il  fait pression pour officialiser au plan interprofessionnel l’accord passé en faveur des intermittents du spectacle (annexes 8 et 10 de la convention UNEDIC), lequel entérine quasiment les acquis d’avant la grande mobilisation de 2003. Pour Hollande/Valls, un blocage annoncé des festivals de l’été serait en effet un cauchemar.Le gouvernement a également lâché un milliard pour revaloriser les rémunérations des enseignants d’ici 2020, alors que les salaires de la fonction publique sont gelés depuis plus de cinq ans. Enfin, il y a quelque raison de penser qu’il est passé par-dessus l’épaule de Guillaume Pépy pour « faciliter » les négociations en cours à la SNCF (et obtenir au moins un décrochage de la CFDT et de l’UNSA du conflit) sur l’accord d’entreprise sur les conditions de travail (mais pas encore sur la convention collective globale), résultant de la loi de 2014. Mais la grève continue (voir article sur ce site) avec Sud Rail et CGT.
A l’Elysée, on bâtit une théorie selon laquelle il y de « vrais sujets » (comme la SNCF), qui nécessitent de lâcher du lest, et sans doute de « faux sujets », comme la loi Travail, qui est une « bonne loi », mais sans doute mal expliquée. Il faut donc « déconnecter » les sujets (Le Monde du 31 mai) pour empêcher qu’ils se « coagulent ». Mais ces stratèges ne voient pas que cette méthode pourrait aussi donner des idées aux salarié-es pour que le mouvement s’enracine davantage sur les lieux de travail les plus variés, sur le thème : « Ils ont peur, ils cèdent facilement, allons-y » ! Rien n’est mécanique, ni synchronisé, mais ce n’est pas impossible. Cela dépend surtout de savoir si la lutte se dirige vers la possibilité d’un dénouement positif sur le cœur du problème : le retrait de la loi Travail.
Valls pousse-au-crime : jusqu’où ?
Manuel Valls ressemble de plus en plus à Juppé 1995 : droit dans ses bottes alors que l’eau continue à monter. Crédité de 14% de popularité (sondage Huffington Post et iTélé du 2 juin), cette estimation prouve au moins une chose : il ne gagne pas la bataille de l’opinion publique. Mais il est permis de se demander quel jeu il joue alors que des ministres importants (comme M. Sapin) ou le chef des députés PS (Bruno Le Roux), peu suspects de « fronde », font savoir qu’il faudrait revoir les points durs de la loi, et notamment son article 2 sur la hiérarchie des normes. Valls n’en a cure, il est même très content car ce conflit exacerbé permet selon lui une triple clarification à gauche : une clarification « syndicale entre le réformisme CFDT et la radicalité CGT, politique entre le gouvernement et les frondeurs, et nationale entre la gauche et la droite » (Le Monde du 4 juin). En somme, c’est l’aveu que Valls agit avant tout pour une stratégie politique personnelle. Reste à savoir si ce petit jeu peut durer.
Certaines rumeurs font en effet état d’une volonté de renégocier en haut lieu sur les points durs de la loi, que Valls soit d’accord ou pas, ce qui expliquerait son profil de durcissement. La CGT a réaffirmé plusieurs fois ces derniers jours qu’elle était toujours pour le retrait (l’émission confuse sur RTL entre Philippe Martinez et Laurent Berger ayant semé le trouble), tout en listant les articles de la loi qu’il faut gommer en priorité : inversion de la hiérarchie des normes (art.2), référendum (art.10), préservation de l’emploi (art 11), licenciements (art 30), médecine du travail (art 44) et privés d’emploi (art 52).
Isoler le pouvoir, former un front unitaire politique
Eurofoot2016 ou pas, la montée sur Paris du 14 juin semble se préparer avec beaucoup de détermination. La CGT s’est fixé un objectif de 300 000 personnes pour ses propres troupes. Cette semaine, les raffineries de Feyzin, Gonfreville, Donge annoncent la reconduction du mouvement, de même que le pétrolier CIM du Havre. La Seine-Maritime fixe 5000 personnes pour le 14 juin et en totalise déjà 1500. Les dockers annoncent 25 bus, ceux de Marseille 640 places en train. 60 bus sont prévus dans l’Oise, etc.
Parallèlement, des « votations citoyennes » sont en train de s’organiser partout, dans les entreprises, mais aussi à l’initiative des collectifs unitaires de solidarité (CQFD à Aubervilliers), de Nuit Debout, des initiateurs de la pétition LoiTravailNonMerci, qui proposent aussi d’organiser des co-voiturages pour Paris. Voir en pièce jointe : le processus de votation citoyenne proposé par l’intersyndicale nationale.
Enfin à Paris, à l’initiative de la fondation Copernic, mais aussi du mouvement Ensemble !, un meeting à caractère de soutien politique est organisé dimanche 12 juin au théâtre Dejazet (41 Boulevard du Temple): « Soutien aux grévistes ! Non et toujours non à la loi El Khomri ». Copernic annonce : « ont d’ores et déjà dit leur accord pour intervenir : Clémentine Autain (Ensemble), Gérard Filoche (PS), Pierre Laurent (PCF), Frédéric Lordon (économiste), Noël Mamère, Willy Pelletier (Fondation Copernic), Christine Poupin (NPA), Danielle Simonnet (PG), Aurélie Trouvé (ATTAC), Malika Zediri (Chômeurs et Précaires), et des représentant.e.s des secteurs en lutte, du rail et de l’énergie ».
Il est en effet fondamental que les forces de gauche opposées à la loi Travail forment un front commun de solidarité et d’action, aux côtés du mouvement. Et qu’elles soient à même de proposer et populariser des objectifs communs pour un Code du travail protecteur, pour des droits renforcés, initiant un début d’alternative politique antilibérale sans attendre les échéances de 2017.
Jean Claude Mamet