L’exhibition, l’humiliation, de corps colonisés date du milieu du XIX ème siècle. Sous des prétextes divers, pseudo-scientifiques, distractifs, politiques, des pratiques multiples se développent à travers toute l’Europe et les Etats-Unis. A compter de 1874, Carl Hagenbeck, le « roi des zoos d’Allemagne » développe un concept d’exposition itinérante, d’exhibitions à caractère mercantile qui prendra progressivement la place des exhibitions à prétentions scientifiques, telle celle de Sarah Baartman décrite dans le film « La Vénus noire » d’Abdellatif Kéchiche.
Pendant près de cinquante ans, jusqu’au milieu des années 1930, avec la grande exposition coloniale de 1931 à Paris, on verra se succéder les pratiques les plus répugnantes et les plus humiliantes. Parmi tant d’autres, l’histoire d’Ota Benga donne un éclairage cru et précis sur les motivations et les controverses de cette période. En 1904, à Saint Louis ( Missouri), vont avoir lieu en même temps les 3ème Jeux Olympiques et une Exposition Universelle. Bien entendu, nous sommes aux Etats-Unis et il n’est pas question que les mêmes compétitions d’athlétisme mêlent « Blancs » et « Non-Blancs ». Des « journées anthropologiques », compétitions à caractère raciste réservées « aux représentants des tribus sauvages et non civilisées » sont donc organisées.  Géronimo y participe.  La grande affaire, c’est l’Exposition Universelle. Un de ses organisateurs passe littéralement « commande » à un pasteur, missionnaire et explorateur en Afrique Noire, Samuel Phillips Verner. Il finance son expédition et lui demande de ramener un ou plusieurs Pygmées du Congo. Verner rachète à un marchand d’esclaves un Pygmée capturé par l’armée privée du Roi des Belges, la Force Publique et le ramène aux Etats-Unis. Tout au long de l’Exposition, Ota Benga est exhibé, dans une cage, comme un exemple du « chaînon manquant » de la théorie darwinienne de l’évolution. A la fin de l’Exposition, Ota Benga est « cédé » au Zoo du Bronx, à New York, où il va passer plus de deux ans dans un enclos grillagé du village des orangs-outangs, attirant un « public » très important. Le sort d’Ota Benga déclenche des protestations nombreuses, tant dans la communauté noire que parmi les défenseurs des droits de l’homme ou certaines congrégations religieuses, mais pendant plus de deux ans, le maire de New York s’oppose à sa libération. Ce n’est qu’en 1906 qu’une communauté religieuse fondamentaliste noire réussit à obtenir qu’ Ota Benga lui soit confiée. Il va alors passer dix dans un orphelinat, à Lynchburg, demandant sans cesse à retourner en Afrique, pour finir par se suicider en 1916. Les motivations de cette congrégation ne sont pas le moins du monde anti-racistes, ni même humanistes. Il s’agissait, avant tout, de lutter contre la théorie de l’évolution et de priver ses tenants d’un éventuel « chaînon manquant » qui aurait pu la renforcer contre le fondamentalisme chrétien…
L’exposition coloniale de Paris de 1931, si elle est globalement exempte de sévices physiques, est un autre exemple de ces pratiques. Elle a un but directement politique, montrer la grandeur et la diversité de l’Empire colonial français. C’est ainsi que l’on peut y voir tout à la fois les réalisations techniques des colonisateurs, les produits exotiques et, derrière des grillages, la reproduction de habitats et de modes de vie « indigènes ». Parmi ceux-ci, un village Kanak, dont l’un des habitants, déporté de Nouvelle-Calédonie, est le grand-père du footballeur Christian Karembeu. Son histoire est racontée, sous une forme romancée, par Didier Daeninckx, dans son livre « Cannibale ».
On pourrait multiplier les exemples de « villages nègres » s’installant aux abords des foires itinérantes à travers toute l’Europe, des spectacles dégradants mettant en scène des représentants des peuples colonisés au Jardin d’Acclimatation de Paris, citer les sévices infligés sous couvert d’études scientifiques aux Congolais retenus en Belgique, au Musée Royal des Colonies de Tervuren. Depuis une quinzaine d’années, ces faits sont documentés par des chercheurs à travers toute l’Europe, dans les universités américaines, où ils sont intégrés aux « Black Studies » et dans la plupart des pays colonisés. Les analyses qui portent sur l’utilisation de ces exhibitions pour déshumaniser l’Autre, pour opposer l’image du « Sauvage » à celle du « Civilisé », pour promouvoir l’identité du colonisateur en niant celle du colonisé, sont nombreuses, riches et couvrent les domaines tant de la recherche historique, de l’anthropologie, que de la philosophie politique… Ces analyses et ces débats se retrouvent facilement dans une abondante bibliographie et dans quelques films, comme celui réalisé par Pascal Blanchard et Eric Deroo, « Zoos Humains » diffusé à plusieurs reprises sur Arte à partir de 2002.
La mise à jour de ces exhibitions humaines, le démontage de leurs mécanismes, de ce qu’elles nous disent du colonialisme et du racisme, leur dé « monstration », sont autant d’armes dont les mouvements anti-racistes peuvent s’emparer et qui impulsent le débat entre militants « blancs » et « non-blancs », sur la parole, le regard et la place des uns et des autres. Là où les choses se compliquent, c’est quand, sous forme d’expositions et de muséographie ou de performances, ces faits, parmi d’autres exactions, tortures et humiliations, sont à nouveau montrés, mis à la disposition du regard d’un public qui , souvent ne dispose que de ses bons sentiments et de la bonne conscience de l’auteur ou de l’organisateur. L’exposition « Exhibitions, l’invention du sauvage » au Musée du Quai Branly, en 2010, organisée par Pascal Blanchard et Lilian Thuram, notamment, n’était pas à l’abri de questionnements multiples. Donner à voir, selon le point de vue prédéterminé des commissaires de l’exposition, a pu poser problème quand la parole du colonisé n’était pas directement audible. Le risque est de mettre en scène, en réalité, la vision du spectateur, la manière dont étaient perçus ces faits que l’on veut montrer. L’anthropologue Boris Wastiau, directeur du musée d’Ethnologie de Genève a coutume de dire qu’une exposition ou une salle de musée ethnographique en disent plus sur le musée lui-même, ses concepteurs et leurs motivations que sur le sujet de l’exposition…
C’est cette question que l’on retrouve dans les performances à vocation artistique telles qu’Exhibit B, ou celles plus anciennes, de Coco Fusco. Il s’agit de « montrer », à nouveau à des spectateurs payants, le spectacle de corps de colonisés ensauvagés, par leur enfermement, par la marque des traitements dégradants qui leur sont imposés, par la mise en lumière de leur infériorité sociale. Ceci dans le but déclaré de déclencher une prise de conscience. On peut légitimement s’interroger, non sur les motivations de l’artiste auquel on fera crédit de sa bonne foi anti-raciste, mais sur l’efficacité et la légitimité de telles performances, comme on s’était déjà légitimement interrogé sur la signification sociale réelle de l’exhibition d’hommes et de femmes sensés représenter des SDF dans des vitrines de grands magasins londoniens à l’époque de Noël il y a quelques années.
Une œuvre d’art n’a pas à être didactique, c’est vrai, et qu’elle fasse débat politique est une chose positive. Qu’elle soulève la colère et l’indignation de militants anti-racistes qui y voient la reproduction aujourd’hui des « zoos humains » d’hier ne peut être laissé de côté. Les mobilisations autour d’Exhibit B enchevêtrent plusieurs débats : celui qui a lieu parmi tous ceux qui combattent les politiques de racialisation et qui doit être poursuivi, approfondi, chaque jour, d’une part. Et celui qui oppose de manière artificiellement grandi ceux qui mènent le combat anti-raciste et ceux qui se battent pour la liberté de création artistique. Il n’est pas certain que la revendication de déprogrammation ou de non programmation de ce spectacle ait été la plus opératoire. Mais ce qui est certain, c’est que les CRS se sont chargés de mettre ce débat à sa vraie place : entre ceux qui sont partisans de l’ordre établi et ceux qui le contestent, entre ceux qui commandent aux matraques et ceux qui reçoivent les coups.

Mathieu Dargel

NB : pour approfondir sur la question des zoos humains et de l’exhibition des corps, un livre indispensable « Zoos humains », Ed La Découverte , 2004, sous la direction de N. Bancel, P. Blanchard , G Boëtsch, E. Deroo et S. Lemaire.