La victoire de Trump a modifié le paysage mondial et états-unien. Ci-après, une version enrichie de l’intervention de John Barzman lors du débat sur « l’international » à l’Assemblée Générale d’ENSEMBLE!. Il y examine les effets internationaux, les effets intérieurs aux États-Unis, et les leçons possibles pour la France.

Après la victoire de Trump aux États-Unis

Par John Barzman. Le 13 novembre 2024. Article à paraître dans Les dossiers de Contretemps1Les dossiers de Contretemps rassemblent des articles parus dans les numéros antérieurs de la revue trimestrielle Contretemps, donnent accès à des compte-rendus d’ouvrages, déjà publiés ou inédits.

La victoire de Trump a modifié le paysage mondial et états-unien. La commission internationale d’ENSEMBLE! – Mouvement pour une alternative de gauche, écologiste et socialiste – a prévu une première discussion lors l’Assemblée générale (AG) à Bagnolet, quatre jours après l’élection, les 9, 10 et 11 novembre 2024.

Cette AG a examiné successivement le contexte international et les perspectives en France face à la montée de l’extrême droite et aux lenteurs du Nouveau Front populaire à se mettre en ordre de bataille.

Ce qui suit est une version enrichie de mon intervention dans le débat sur « l’international ». On y trouve d’abord quelques mises à jour des chiffres, puis les effets internationaux, les effets intérieurs aux États-Unis, et les leçons possibles pour la France.

L’effondrement démocrate

La victoire électorale de Trump n’est pas issue d’une forte augmentation des suffrages qu’il a reçus, mais de l’effondrement de ceux de la candidate du Parti démocrate, par rapport à l’élection de 2020. Signalons que les chiffres sont encore des estimations, glanées par Wikipédia, parce que le décompte précis n’est pas encore achevé.

Abstentions. Il faut d’abord remarquer une baisse du total des voix exprimées de 158,4 millions en 2020 à 155,3 millions en 2024. À cela s’ajoutent un léger recul du total des inscrits (« registered »), malgré une progression de 2 millions de la population qui a légalement le droit de vote (Voting Eligible Population). Il est clair que le « show » électoral 2024, et peut-être les intimidations et menaces de l’extrême-droite, n’ont pas incité au vote, au contraire.

Trump recueille 75,4 millions de voix, soit 1,2 million de plus qu’en 2020 (74,2 millions). Cependant, il réussit à diversifier son électorat en améliorant son score parmi les électeurs salariés, latinos et noirs. Le vote pour Trump reste toutefois minoritaire dans ces catégories et il perd quelques électeurs républicains modérés. Ce n’est pas un tsunami, mais une consolidation à un niveau élevé depuis 2016 et une diffusion. Un électorat nationaliste populiste autoritaire s’est installé au pays du roi dollar.

Avec ses 72,3 millions de voix, la candidate démocrate Harris recule de 11,9 millions (Biden avait 81,2 millions) et perd les élections. De fait, le vote démocrate progresse un peu parmi les plus diplômé·es, mais décline catastrophiquement chez les moins fortuné·es. Les observateurs parlent de « sous-performance » chez les jeunes, les femmes, les Africain·es Américain·es, les Latinos, les salarié·es.

La défaite démocrate aux présidentielles est aggravée par la perte de la majorité au Sénat et probablement à la Chambre des Représentants, ainsi que par le basculement de la Cour suprême (datant de la première présidence Trump) vers une majorité ultra-conservatrice.

Les effets internationaux

Trump n’a pas attendu la passation des pouvoirs, prévue le 20 janvier 2025, pour chercher à imposer ses choix politiques, notamment dans le champ de la diplomatie américaine.

Les Ukrainien·nes qui défendent leur souveraineté nationale face à l’invasion impérialiste russe sont le plus immédiatement et cruellement touché·es par son élection. Comme prévu, Trump a téléphoné à Poutine et Zelensky. Il a exigé qu’ils trouvent une formule pour cesser les combats, sans se soucier de l’intégrité des territoires et de la liberté de l’Ukraine. Trump aurait invité Elon Musk à partager l’échange téléphonique. Les discussions envisagées pourraient porter sur la concession de ressources naturelles (mines de lithium…) et de lignes de production du pays riverain de la mer Noire à des entreprises à capitaux dominants américains, ainsi que sur la création d’une force de mercenaires ukrainiens utilisables dans d’autres régions du monde.

Palestine. Trump est évidemment bien plus favorable à Nétanyahou et à l’extrême-droite israélienne que Biden. Ce dernier avait prononcé des paroles en faveur d’un cessez-le-feu, d’une riposte proportionnée et de secours humanitaires. Mais, bien sûr, il avait omis de les accompagner de restrictions réelles de l’aide militaire états-unienne. Les courants d’extrême-gauche américains qui ont inventé le sobriquet Genocide Joe (« Joe le génocidaire »), sans le coupler à Genocide Trump, et qui ont milité contre un vote critique pour Harris, se retrouvent déconcertés. Les conséquences seront désastreuses pour le peuple palestinien. Trump avait déjà approuvé le transfert de la capitale israélienne de Tel-Aviv à Jérusalem. Il propose maintenant de nommer Mike Huckabee – pasteur évangélique dirigeant du mouvement des chrétiens sionistes – ambassadeur de Washington en Israël.

Chine. Le futur président continuera la guerre commerciale avec la Chine et les manœuvres militaires hostiles dans le Pacifique, au risque de dérapages incontrôlés.

Europe. Son objectif annoncé est de diminuer les dépenses américaines pour l’OTAN et d’augmenter les droits de douane sur les produits européens (comme les alcools français et les Volkswagen). Les impérialismes européens en profitent déjà pour augmenter les budgets militaires et coordonner leurs forces, avec l’appui de certains courants de gauche européens. La question de la riposte aux mesures commerciales américaines va se poser très rapidement. Faut-il défendre le libre-échange, des représailles du tac au tac ? Ou bien faut-il des normes favorisant la production dans le respect du droit social, de la démocratie et de l’environnement ?

Les effets intérieurs

La victoire électorale de Trump affaiblit le camp des partisans de l’État social et de l’égalité des droits. Elle se nourrit d’un fort retour de bâton des porteurs de privilèges et de préjugés contre les réformes fédérales ou étatiques adoptées au cours des vingt dernières années (la protection santé sous Obama, la progression des droits des femmes et des minorités africaine américaine et latina, les lois sur l’environnement) et même contre les réformes antérieures, le droit de vote des Africains Américains, la fin de la ségrégation, l’égalité des femmes, les droits syndicaux et sociaux acquis sous le New Deal.

Les premières cibles seront les immigrés non régularisés et les lois sur l’environnement.

On ne sait pas comment les expulsions seront exécutées, car le camp trumpiste est divisé entre les employeurs friands de main-d’œuvre sans droits civiques, mais disponibles sur place, et les populistes qui veulent voir des familles reconduites à la frontière. Le Mexique a annoncé qu’il ne pourrait accueillir une telle quantité de « retours ».

Les États-Unis se retireront de l’Accord de Paris et encourageront la fracturation du schiste, le forage en mer, les pipelines transcontinentaux et les énergies fossiles. L’offensive contre les droits des femmes avancera État par État puisque l’injonction fédérale aux États de respecter la liberté des femmes a été supprimée par la Cour suprême. On a noté que des onze États dans lesquels un référendum posait la question du droit à l’avortement, sept ont voté pour ce droit, même si les mêmes électeurs ont aussi donné une majorité à Trump.

Trump a annoncé la création d’un ministère de l’efficacité gouvernementale. C’est ce que Claude Allègre appelait « le dégraissage du mammouth ». Le mammouth étant ici la bureaucratie fédérale toute entière, notamment les secteurs chargés de la protection de l’environnement, du respect des droits civiques et de l’égalité. Elon Musk, de philosophie libertarienne, grand dérégulateur devant l’Éternel, en aura la responsabilité.

Que deviendra la menace de suspendre le respect des droits du citoyen pendant un jour pour permettre à toutes les polices de sévir contre une « criminalité » mal définie ? Le président est-il prêt à risquer des violences policières qui pourraient déclencher une réaction comparable au mouvement Black Lives Matter ? Avec une mobilisation des forces armées, auxiliaires et milices ? À quelle vitesse les propositions du Projet 2025, conçu par la Heritage Foundation, avancera-t-il vers une réforme du droit syndical favorisant le remplacement de syndicats indépendants (et souvent combatifs) par des corporations regroupant les salariées et les patrons d’une entreprise ? On peut prévoir avec certitude des formes de résistance, mais ni leur issue ni leur effet d’entraînement possible.

Les leçons pour la France

De Mélenchon qui affirme qu’une gauche molle ne peut gagner contre l’extrême droite, à Alexandre Devecchio (Le Figaro) pour qui la droite doit s’inspirer de Trump et créer un grand parti national populiste, les tentatives de tirer des leçons fleurissent en ce moment en France.

Deux différences fondamentales entre les États-Unis et la France doivent être prises en compte dans toute comparaison.

1) Le Parti démocrate n’est pas l’équivalent de ce qu’on appelle en France un parti de gauche, mais plutôt d’un parti de centre droit comme le Modem ou les Macronistes.

Son programme n’est ni socialiste, ni favorable à la démocratie radicale. Sa direction est composée de grands élus qui ont démontré qu’ils écoutent et obéissent aux grands donateurs capitalistes, tout en sachant à l’occasion rallier des secteurs populaires. Ni les syndicats ni les autres mouvements sociaux n’ont une représentation structurelle en son sein.

Malheureusement, la gauche au sens le plus large, le plus englobant est beaucoup plus petite aux États-Unis qu’en France. Elle est composée de groupes politiques dont le plus gros est Democratic Socialists of America (DSA). Il faut y ajouter des revues et les éléments les plus politisés des syndicats et associations de défense des droits des Africains Américains, des autres minorités, des femmes, de l’environnement.

2) La population africaine américaine des États-Unis ne peut être considérée comme « immigrée ». Elle constitue une fraction importante de la nation et de la culture américaines depuis plus de trois siècles. Elle a participé aux grandes avancées de la démocratie comme la Révolution américaine (1776-1786), la Guerre civile (1860-1865), la syndicalisation de masse (1933-1946) et le mouvement des droits civiques (1954-1964). Elle n’est donc pas l’équivalent de la très diverse population française immigrée ou d’origine immigrée, européenne ou postcoloniale, colorée ou racisée.

Certaines leçons internes de la campagne de Harris, qui ne remettent pas en cause l’orientation stratégique décidée par les chefs du Parti démocrate, peuvent sans doute être transposées aux écuries présidentielles françaises en formation.

Oui, Biden aurait dû se retirer plus tôt, ce qui aurait permis à Harris d’avoir plus de temps et de se faire mieux connaître. Oui aussi, Harris aurait dû se démarquer bien plus clairement du bilan de la présidence de Joe Biden. Oui, enfin, une primaire démocrate ouverte pour choisir le ou la candidate, plutôt que la décision secrète des grands donateurs capitalistes de couper les fonds à Biden, aurait donné plus de légitimité à la femme ou l’homme choisi·e.

Mais ces suggestions concernent le fonctionnement de l’appareil et ne remettent pas en cause la stratégie fondamentale de Harris. La ligne de la campagne démocrate a consisté à tendre la main aux républicains dits modérés (Liz Cheney). Elle a évité tout ce qui pourrait les effrayer, en particulier les revendications économiques et sociales populaires. Elle s’est concentrée sur deux thématiques : la défense des droits des femmes – particulièrement le droit de choisir un avortement – et, surtout sur la fin, la défense des libertés démocratiques et des institutions existantes en accusant Trump d’être autoritaire, voire fasciste. Le sens du mot « fasciste » dans la bouche de Biden ou Harris n’étant pas parfaitement clair.

C’est cette ligne qui a provoqué le désastre électoral du Parti démocrate. L’équivalent en France ressemblerait à une campagne macroniste assez avancée sur les questions sociétales, recherchant la convergence avec la droite sur une ligne néo-libérale hostile aux revendications ouvrières, et ajoutant une vague défense des institutions par une « alliance avec l’arc républicain ».

Depuis la défaite, les critiques et les leçons tirées ouvertement par la vraie gauche américaine sont reprises en tout ou en partie en France. Elles mettent en avant deux types de réponse.

Un premier argument affirme que la campagne du Parti démocrate ou d’un autre parti de masse vraiment de gauche doit faire ressortir le fait d’être du côté des masses travailleuses. Il faut mettre en avant quelques revendications simples et frappantes : salaire fédéral minimum à 17 dollars, contrôle des prix affectant les consommateurs, extension de la Sécurité sociale santé aux soins dentaires, oculaires et à domicile, baisse et moratoire sur le remboursement des prêts immobiliers.

Ces revendications avaient été proposées par Bernie Sanders dès la nomination de Harris. Elles sont reprises aujourd’hui, à l’heure des bilans, par des militants comme l’analyste David Sirota – soutien de Bernie Sanders (site The Lever) – ou l’évêque William Barber, de la Campagne des Pauvres. Vues de France, ces revendications n’apparaissent pas comme un « programme de rupture » avec le capitalisme, mais avec le néo-libéralisme. Il s’agit de montrer que le gouvernement sera avec la classe ouvrière comprise au sens le plus large.

Un deuxième argument souligne le caractère misogyne et raciste du vote contre Harris et le besoin d’éducation populaire sur l’égalité des droits. Il rappelle le caractère structurel du racisme aux États-Unis et l’absence de moyens permettant aux femmes de s’émanciper. Il insiste sur la nécessité de combattre les organisations qui promeuvent la haine de l’autre. Il invite à activer, à la base, les coalitions unissant radicaux et progressistes pour défendre les femmes, les immigré·es, les LGBTQI+, la liberté d’expression sur les campus, dans les écoles et les bibliothèques, contre la censure émanant de groupes chrétiens conservateurs ou de fondations réactionnaires.

Un mixte des deux approches semble essentiel aux États-Unis et peut-être également en France, face à la montée de l’extrême droite.


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Notes