« Combat contre toutes les formes de barbarie », « enjeu de civilisation ! »[1],, la France serait-elle attaquée par des hordes de sauvages assoiffées de sang et déferlant aveuglément en quête de proies innocentes à sacrifier ? Pas du tout, ce dont il est question ici, c’est de la réforme du collège, le maillon le plus sensible du système éducatif français. Ce n’est certes pas rien, mais dans la cacophonie ambiante orchestrée par les réacs de tout poil, il devient bien compliqué de s’appliquer à une analyse critique posée de ce qui se joue derrière des mesures pourtant fort sérieuses et souvent problématiques.
Car, depuis les annonces officielles de cette réforme, les réactions politiques et médiatiques rivalisent de bêtise, mauvaise foi et malveillance. Jusqu’ici, on avait l’habitude des outrances de certains médias campés à l’extrême de la droite , Valeurs Actuelles en tête, qui dépensent leurs subventions publiques en alimentant le marché de la peur sur le dos des immigré-e-s. Il était donc tout à fait attendu qu’ils nous fassent une jaunisse d’une ministre cumularde de stigmates à leurs yeux : jeune, femme, et d’origine marocaine. Mais on pouvait encore espérer que la déontologie, la décence et le professionnalisme empêchent quelques uns de leurs confrères de sombrer dans ces pitoyables procès en décadence sur fond de xénophobie et de sexisme. Péché d’optimisme apparemment, puisque du Point à Marianne, en passant par Le Figaro, on ne compte plus à ce jour les articles boursouflés d’ego et gavés de nostalgie pour l’école d’antan dont on ne sait plus trop s’ils visent à servir la cause d’un système en panne ou celle de la notoriété de leurs auteurs. Car de nombreux éditorialistes et figures célèbres du personnel politique se sont engouffrés dans la brèche pour fustiger ce « désastre irréversible », et ces « idéologues experts en pédagogisme », tel Nicolas Sarkozy dans sa course à l’extrême-droitisation des « Républicains ». Tout y passe : nivellement par le bas, programmes d’histoire destructeurs de l’identité nationale et inféodés aux idéologues de la « Repentance », sabotage des racines gréco-latines et judéo chrétiennes de la patrie, allégeance aux imams contre les curés : on aura vraiment entendu le pire dans le registre du rétrograde. Quelle place reste-t-il pour une critique progressiste de cette réforme au milieu de ces usurpateurs de l’opinion publique, qui monopolisent les débats ? Il est ainsi urgent de porter une critique raisonnée, et émanant surtout d’acteurs de terrain, soucieux, plus que jamais, d’une école commune et émancipatrice bien éloignée des idéaux passéistes de celles et ceux dont le coeur balance entre Charles Maurras et Jules Ferry.
Car les raisons légitimes pour exiger le retrait de cette réforme existent : c’est dans le cadre d’une reconfiguration profonde de l’institution du collège que viennent s’inscrire les propositions pédagogiques présentées. La mise en place des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), de l’accompagnement personnalisé, et la répartition des heures de cours disciplinaires par cycle (plusieurs niveaux de classe) seront prises en charge par les nouveaux coordonnateurs de discipline, de niveau et de cycle. désignés par le chef d’établissement sur la base d’un nouveau décret créant des indemnités pour mission particulière. Elles seront décidées par le conseil pédagogique, instance dont les membres sont eux aussi choisi-e-s par le chef d’établissement qui le préside et dont la légitimité se heurtait jusqu’à présent aux réticences d’une majorité d’enseignant-e-s. La réforme sert donc de caution pédagogique au renforcement d’outils d’administration d’inspiration néolibérale empruntés au secteur privé.
Chez les professeurs, elle restreint la liberté pédagogique et annonce une hiérarchisation entre cadres (coordonnateurs) et exécutants sous prétexte d’ « autonomie locale ».
Chez les élèves, elle institutionnalise l’inégalité de traitement selon les territoires et les établissements en affaiblissant le cadrage national des enseignements sous prétexte de « nouvelle pratique pédagogique ».
Elle pousse à la création d’une « offre scolaire » spécifique à chaque collège et donc à la concurrence entre établissements sous le regard de parents d’élèves bientôt ravalés au rang de consommateurs.
C’est bien l’avenir du collège unique qui est en jeu, d’autant plus qu’aucun plan de formation digne de ce nom n’est prévu et que les 4000 postes supplémentaires affichés ne suffiront absolument pas pour mettre en place les dispositifs indispensables à une interdisciplinarité utile et fructueuse : cours en petits groupes et en co-interventions, décharges horaires pour préparer les projets en commun et se concerter. Encore faudrait-il d’ailleurs que cette interdisciplinarité soit pensée à partir des enseignements disciplinaires et non pas contre eux, comme c’est le cas dans le cadre du nouveau socle commun de compétences, l’outil d’évaluation proposé pour le « collège 2016 », qui est à l’origine de la création des EPI.
Cette réforme pilotée par l’évaluation et non pas par les besoins des élèves n’envisage aucune baisse du nombre d’élèves par classe pour améliorer leurs conditions d’apprentissage, ni aucune baisse du temps de service des enseignant-e-s pour faire face à la multiplication de leurs tâches. Malgré les discours de confiance envers le travail des profs, en l’absence de moyens suffisants (en postes, en formation, en temps de concertation dégagé dans le service des personnels), le renforcement de l’autonomie des établissements ne peut aboutir qu’à une pression accrue en interne, à une baisse de la qualité des enseignements et à un accroissement des inégalités territoriales dans un contexte d’austérité continue.
Dans ces conditions, le tri social et l’échec scolaire devraient s’en trouver renforcés.
C’est pourquoi la grève et la manifestation du 19 mai contre cette réforme, à l’initiative de l’intersyndicale SNES-FSU, CGT, FO, SUD et SNALC, doivent être un succès. Il s’agit d’une étape décisive pour qu’un mouvement d’opposition à cette réforme l’emporte, au nom de la démocratisation scolaire et d’une conception émancipatrice de l’école qui nous est chère.
Valérie Cutter et Marc Préau
[1] Voir la pétition lancée par Marianne : http://www.marianne.net/sauver-ecole-reformons-reforme-du-college-100233…