Une réunion publique du RESU-F «  Soutien à l’Ukraine résistante » s’est tenue le 25 février 2025 à la Salle Gutenberg, à Caen. Notre camarade John Barzman y a présenté un exposé. Il a rappelé l’histoire de l’Ukraine. Mais il n’a pas manqué d’insister sur l’actualité et sur nos tâches.

Pourquoi défendre le peuple ukrainien contre l’invasion impérialiste russe 1/2

Par John Barzman. Le 25 février 2025.

Introduction

Je ne suis pas ici ce soir comme grand expert de l’Ukraine, mais comme militant éclairé, membre du comité français du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU-France) et du Collectif Urgence Ukraine Le Havre, par ailleurs militant de l’émancipation avec ENSEMBLE! De plus, je suis professeur d’université émérite en histoire à l’Université Le Havre Normandie, ce qui influence ma méthode.

Je me permets une petite note autobiographique à la fois pour vous permettre de me situer un peu mieux, mais aussi parce que la première version du tract pour ce soir annonçait mon lieu de naissance. Je considérais cela assez peu pertinent pour notre propos, et les organisateurs ont gentiment retiré la mention de la deuxième version. Quoi qu’il en soit, je suis bien né à Los Angeles, aux États-Unis, de parents américains, citoyen américain et résident permanent en France, naturalisé français en 2000.

Ce qui est peut-être légèrement plus pertinent, mais franchement pas décisif, c’est que mes grands-parents paternels et mes premiers oncles et tantes du même côté, sont nés en Ukraine. Dans la famille, on se décrivait plutôt comme à moitié, c’est-à-dire du côté de mon père, plutôt comme « d’origine juive ukrainienne » que « d’origine juive russe ». Nous avions une attraction pour la langue et la culture russe, par exemple une admiration pour le grand violoniste David Oistrakh, que je connaissais comme « russe », mais dont j’ai découvert récemment, qu’il était en fait ukrainien, d’Odessa. Beaucoup des grandes figures de la culture dite « russe » sont en fait ukrainiennes.

Cela dit, je pense que les déclarations anti-ukrainiennes tonitruantes de Donald Trump ont remis à l’ordre du jour les arguments fondamentaux que nous développons depuis trois ans sur le droit des Ukrainiens à leur indépendance. Cela a fini de me convaincre que nous devions revenir ensemble ce soir à ces arguments de base.

J’ai donc structuré mon exposé de la façon suivante, d’un point de vue historique et chronologique :

  1. L’Ukraine avant 1917
  2. L’Ukraine de 1917 à l’indépendance
  3. Problèmes de l’Ukraine depuis l’indépendance
  4. L’invasion russe et la résistance ukrainiennes
  5. Le plan Trump-Poutine, nos tâches en France aujourd’hui et le RESU.
1. Avant 1917

Poutine rage souvent contre Lénine parce que ce dernier a reconnu l’existence d’une nation ukrainienne et son droit à l’auto-détermination en 1917. Il était clair, en effet, à cette date, que des siècles d’histoire avaient abouti à la formation de cette nation bien avant 1917. C’est une histoire longue et fascinante que je connais un peu, mais dont je ne ferai qu’extraire quelques moments importants.

Une de mes analogies préférées pour comprendre l’Ukraine consiste à diriger nos regards vers la nation irlandaise, mieux connue en France que l’ukrainienne. Le rapprochement Ukraine-Irlande montre qu’il est parfaitement possible pour un État impérialiste européen (en l’occurrence l’Angleterre ou la Grande-Bretagne) de coloniser son voisin plus faible, en l’occurrence l’Irlande, même si les Irlandaises et les Irlandais sont aujourd’hui considérés comme « blancs ».

Autoportait © Katya Gritseva

Autoportait © Katya Gritseva

C’est un peuple européen, aujourd’hui « non racisé », mais néanmoins durement colonisé, et encore empêtré dans des problèmes de décolonisation. Le modèle de colonisation employé en Irlande a produit des enclaves plus loyales à la métropole coloniale au sein de la population autochtone. Il a imposé sa langue (l’anglais). Il a aussi entraîné émigration et immigration de la métropole vers la colonie et vice-versa, vers la Grande-Bretagne et l’empire britannique. Ces déviations du modèle colonial le plus connu (France-Afrique, par exemple), n’empêche pas que la nation irlandaise existe bel et bien avec ses droits à l’indépendance et à l’épanouissement culturel.

Passons donc de l’ouest à l’est de l’Europe. Ce qu’il faut retenir, c’est que la principauté slave de Moscovie, devenue « Empire russe », gouverné par un tsar, a graduellement colonisé sa voisine ukrainienne qui avait connu un développement distinct de celui des zones slaves au nord de la steppe. L’Ukraine a été conquise à différents moments, en tout ou en partie, par des États voisins comme la Horde d’Or des Mongols, la Pologne, la Lituanie, l’Empire ottoman, puis la Russie.

Elle a connu plusieurs grandes révoltes paysannes et urbaines, la plus célèbre étant celle du Cosaque Bogdan Khmelnitzky en 1648. Pour les amateurs de musique, l’opéra de Tchaïkovsky « Mazepa » évoque les suites de cet événement. Au cours de ces guerres et soulèvements, divers statuts de « cosaque » ont émergé. En gros, ce titre est donné à des communautés paysannes libres, d’origines diverses, mais majoritairement slaves, chargées initialement de servir de protection contre les raids nomades, dont elles imitent les mœurs.

L’absence de servage et l’élection des chefs, pourraient avoir contribué aux tendances démocratiques et autogestionnaires présentes dans la culture ukrainienne.

Leurs ennemis nomades étaient surtout les Tatars, rattachés à la famille linguistique turque, qui furent progressivement repoussés hors des plaines continentales et confinés dans le Khanat de Crimée. À mesure que les Tatars reculaient, des paysans ukrainiens s’implantaient et des garnisons russes se construisaient.

À la fin du dix-neuvième siècle, en pleine révolution industrielle, des mines de charbon furent découvertes dans le bassin du Don et de ses affluents (le Donbass). L’Empire russe décida de les exploiter en important une main-d’œuvre venue de tout l’Empire russe, processus qui fut repris plus tard au sein de l’URSS. En même temps, dans les villes et au sein de la minorité juive urbaine et campagnarde, l’usage de la langue russe se répandait. L’éveil des nationalités (le « printemps des peuples » de 1848) trouva un fort écho en Ukraine avec la renaissance d’un mouvement national ukrainien.

2. L’Ukraine de 1917 à l’indépendance

C’est à cette situation ukrainienne que les soviets, c’est-à-dire les conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats, furent confrontés en 1917. À la suite de nombreux débats, le Parti ouvrier social démocrate de Russie (bolchevique), qui avait été élu à la tête des soviets, décida de reconnaître le droit à l’auto-détermination de l’Ukraine. C’est cette décision qui fait rager Poutine contre Lénine aujourd’hui.

Entre la prise du pouvoir par les soviets en octobre 1917 et la mort de Lénine en 1923, le gouvernement soviétique hésita entre la reconnaissance totale de l’Ukraine indépendante, et la tentative de fédérer une Ukraine soviétique à la Russie soviétique dans le cadre de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques).

Il y eut plusieurs débats aujourd’hui célèbres sur la question nationale entre Lénine et Staline. Ce dernier voulait que la reconnaissance de la nation ukrainienne soit de pure forme. Il avait adopté la même attitude face à la république géorgienne. Lénine et Trotsky voulaient une autonomie administrative et culturelle beaucoup plus ample.

Après la mort de Lénine et l’exil de Trotsky, les choses s’aggravèrent considérablement. À partir de 1928, pour mener à bien la collectivisation forcée des terres, Staline désigna assez arbitrairement en Russie, mais surtout en Ukraine, une large couche de paysans comme « koulaks », c’est-à-dire comme paysans riches exploiteurs de paysans pauvres. Ces koulaks, comme presque tous les paysans, traînaient les pieds face à la collectivisation forcée.

220px-Holomor_Art_Denysenko

Holomor_Art_Denysenko

Le gouvernement russe ordonna des saisies de grain et des déportations en masse. Il en résulta une immense famine, qui fit des millions de morts (cela rappelle la famine qui accompagna la collectivisation forcée des terres décrétée par Mao en Chine pendant le « Grand Bond en Avant »). Beaucoup d’Ukrainiens appellent cette famine provoquée, le Holodomor, et certains demandent qu’elle soit reconnue comme un crime contre l’humanité, voire un génocide.

Cette épreuve fut suivie par le Pacte Hitler-Staline en 1939, et l’invasion de l’URSS, notamment de l’Ukraine, par les troupes nazies en 1941.

C’est en Ukraine que les sinistres Einsatzgruppen ont commencé à pratiquer le massacre des juifs, mais aussi qu’eurent lieu d’autres massacres par milliers de suspects communistes et de paysans qui ne collaboraient pas activement avec l’armée allemande.

Une partie du mouvement national ukrainien, dirigée par Stepan Bandera, tenta de collaborer avec les forces hitlériennes, particulièrement contre les juifs, mais son ouverture fut repoussée par Hitler et il fut arrêté et déporté par les Nazis. La mémoire de Bandera est aujourd’hui l’objet d’un vaste débat en Ukraine : faut-il l’honorer malgré sa collaboration avec les Nazis ?

Le plus célèbre massacre de juifs ukrainiens est celui de Kiev, qui eut lieu à Babi Yar : commémorer cet événement a fait l’objet d’une autre longue bataille historiographique et patrimoniale.

Des millions d’Ukrainiens participèrent à la lutte contre l’occupant nazi, dans des maquis ou au sein de l’armée soviétique. Par exemple, les ancêtres du président ukrainien Zelensky, classés dans la catégorie juridique soviétique « d’ethnicité juive », ont combattu dans l’armée soviétique contre les Nazis, ce qui rend particulièrement odieuse et ridicule l’accusation de Poutine que Zelensky est un nazi.

Au milieu de tous ces combats, Staline jugea que deux populations d’Ukraine étaient susceptibles de sympathies pro-allemandes et les déporta en bloc en Asie centrale : les Allemands de la Volga et les Tatars de Crimée. Il fallut attendre les différentes étapes de la déstalinisation pour qu’ils soient réhabilités et dédommagés partiellement de leurs pertes.

Pour résumer, l’Ukraine a souffert et combattu contre l’invasion allemande plus que la moyenne des populations de l’Union soviétique.

En 1954, le chef du gouvernement soviétique, initiateur de la déstalinisation, Nikita Khrouchtchev, rattacha la Crimée à l’Ukraine. Elle avait été République autonome du Tatarstan jusqu’en 1928, quand Staline avait dissout cette république et avait transféré son territoire à la Russie. Un long combat pour la réhabilitation des Tatars de Crimée commença dans les années 1960, mené notamment par le général soviétique, ukrainien et communiste, Piotr Grigorenko. En raison de cette dissidence, il dut subir un internement psychiatrique ordonné par Brejnev.

Toutes ces questions nationales, sociales, démocratiques amenèrent le développement d’une opposition au régime bureaucratique de l’Union soviétique en Ukraine, de type « samizdat ». Comme dans d’autres régions de l’URSS, elle prit son essor avec la défaite des armées soviétiques en Afghanistan, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, puis la glasnost et la perestroïka de Gorbatchev.

Pour lire la suite de l’article de John Barzman : « Pourquoi défendre le peuple ukrainien contre l’invasion impérialiste russe 2/2 »