Rien n’échappe aux politiques d’austérité : ni la santé, ni l’éducation, ni l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). Dans la ligne de mire des différents gouvernements néolibéraux depuis les années 2000, le système universitaire français a subi un véritable coup de massue en 2009 avec la loi sur l’autonomie des universités (loi LRU). Comme cela a été le cas dans bien des réformes récentes, cette « autonomie » a essentiellement consisté a décider d’un budget à allouer aux universités sans tenir compte de l’augmentation des charges auxquelles elles doivent faire face, et à leur transférer la responsabilité de gérer la pénurie. Dans un contexte d’austérité budgétaire, cette réforme a représenté une étape décisive dans le plan de soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche à la logique de la concurrence et donc de la dénaturation progressive de sa qualité de service public1.
Depuis 2012, la même politique d’austérité et de subordination de l’ESR aux exigences du privé est menée par le gouvernement socialiste, avec une loi sur l’ESR (loi Fioraso, aussi appelée loi LRU 2) qui est le prolongement direct et renforcé de la loi de 2009, et qui entraîne une baisse du budget et de l’emploi encore plus significative. Résultat des courses : universités en faillite, formations sacrifiées, postes gelés2, explosion du recours aux contractuels, externalisation des services…
Les centres de recherche hors-université n’ont pas été épargnés pour autant. La diminution drastique des différentes formes de financement de la recherche touche en effet tous les acteurs de l’ESR. Le CNRS, principal organisme de recherche français, traverse une crise du recrutement sans précédent, et son identité ainsi que le statut de ses personnels sont remis en question3. En somme, même situation partout et pour toutes les catégories de personnels (administratifs, chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, techniciens) : dégradation des conditions de travail et explosion de la précarité. Avec les conséquences catastrophiques que cette situation entraîne, notamment le détournement des jeunes des métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Face à ces attaques permanentes, les personnels de l’ESR ont tenté diverses mobilisations, certaines de grande ampleur, malheureusement sans succès significatif. Ainsi, le mouvement « Sauvons la Recherche » a mobilisé en 2003 des dizaines de milliers de chercheurs, mais il a débouché sur des Etats Généraux qui ont été récupérés et détournés par le gouvernement. En 2009, un an après les étudiants, les enseignants-chercheurs se sont mobilisés contre la loi LRU et pour la défense de leurs statuts. Après 5 années plutôt molles, nourries par la déception des mobilisations restées sans résultat, une nouvelle mobilisation est en cours…
Essayons de résumer cette dernière décennie de réformes qui a conduit à l’état actuel de l’ESR. Ces réformes, menées de façon incrémentale, par changements progressifs qui peuvent sembler peu importants lorsqu’on les considère de façon isolée, font partie d’un processus cohérent et inéluctable dans un monde capitaliste néo-libéral, qui mène au démantèlement du service public d’enseignement supérieur et au contrôle de la recherche et de son personnel. Les différentes étapes de ce processus sont classiques, et peuvent être décrites de la façon suivante.
Tout d’abord, soumission de tout l’enseignement supérieur et la recherche à l’austérité budgétaire, sous couvert de crise économique et de dépenses étatiques trop élevées. En effet, le budget pour la recherche publique n’a pas bougé depuis 20024 (en euro constants), et il en a été de même pour l’investissement dans l’enseignement supérieur5. En ce qui concerne l’emploi, il y a eu selon la Cour des comptes plus de 3000 suppressions de postes dans l’ESR depuis 2008. A l’Université, le nombre de postes publiés a chuté de 26% en 4 ans6, fragilisant considérablement la recherche et l’encadrement des étudiants7. Les salaires, eux, n’ont augmenté en moyenne que de 1% par an, ne compensant même pas l’inflation.
Il s’agit là bien sûr d’un véritable choix politique, et non d’une fatalité qu’on voudrait bien nous faire avaler. Ainsi, le crédit impôt recherche (CIR), qui permet de financer le privé soit-disant pour faire de la recherche, est en augmentation constante et atteint 6,2 milliards d’euros en 2014, ce qui équivaut au financement public de l’ensemble des organismes de recherche publics. Or de multiples rapports, dont celui de la Cour des comptes8, démontrent qu’une large partie du CIR n’est qu’une niche fiscale sans impact sur l’effort de recherche des entreprises.
En parallèle à l’austérité budgétaire, une partie très significative des crédits récurrents est transférée vers la recherche sur projet. L’Agence Nationale de la Recherche (ANR) est créée en 2005, dans le but de sélectionner des projets « ambitieux » à financer, en complément aux dotations de base des laboratoires. Mais ces dernières disparaissant peu à peu, l’ANR est devenue la source majeure de financement des laboratoires dans de nombreuses disciplines, entraînant un coût inacceptable9 en temps (pour les équipes de recherche qui doivent monter les dossiers) et en argent (pour le fonctionnement de l’Agence). De plus, cette agence finance de nombreux contrats courts pour des chercheurs et ingénieurs, augmentant mécaniquement la précarité.
A partir de 2009, les universités se voient forcées au passage à l’autonomie. Au désengagement financier de l’État s’ajoute un désengagement structurel, et ce sont maintenant les établissements qui doivent gérer leurs dépenses, notamment leur masse salariale, et assurer l’équilibre des bilans. D’une part, le ministère de l’ESR peut ainsi plus aisément se décharger de sa responsabilité en cas de bilan négatif, et accuser une mauvaise gestion de la part de l’établissement. Le budget alloué à l’ESR devient plus difficile à analyser, puisque celui-ci comprend maintenant des dépenses qui étaient jusque-là supportées directement par le ministère. Ainsi, ce dernier a pu se vanter ces dernières années d’un budget en hausse et de la création de postes supplémentaires dans le supérieur. Or, après prise en compte des dépenses supplémentaires à la charge des universités, ce budget est en fait en baisse nette10, et la plupart des postes créés ont dû être gelés faute de budget pour couvrir l’augmentation de la masse salariale. D’autre part, les établissements devant faire face à la réduction des moyens de façon « autonome », les mesures d’austérité sont décidées localement et c’est tout le mode de fonctionnement des universités qui se différencie peu à peu, entraînant la perte du cadre national du fonctionnement de l’ESR. Enfin, ce sont maintenant les personnels eux-mêmes qui sont contraints malgré eux à réfléchir à la meilleure façon (ou plutôt la moins pire) de « faire avec » le budget disponible. Parmi les solutions proposées et souvent adoptées pour économiser dans les universités : diminution des budgets des laboratoires, suppression d’heures d’enseignement, incitation au bénévolat et au télé-enseignement, augmentation de la taille des groupes de TD, fermeture de parcours ou de spécialités (parfois décidées au dernier moment alors que les étudiants sont déjà inscrits et que les enseignants ont déjà commencé à préparer les cours), ouverture de diplômes avec frais d’inscriptions élevés11, gels de postes…
Avec la loi LRU, la mise en concurrence des personnels de l’ESR est également renforcée. Premièrement à travers les initiatives d’excellence (PRES, Labex, Idex…) : le but est de transférer une importante partie des crédits disponibles à une petite partie d’élus, réputés excellents. Pour cela, les différents établissements, regroupements d’établissements, ou équipes de recherche doivent soumettre des projets et essayer de convaincre des commissions opaques qu’ils sont les « meilleurs ». Ensuite, à travers l’évaluation individuelle : très contestées à ce sujet, les différentes lois sur l’ESR (loi LRU d’abord, puis loi Fioraso) visent en effet la mise en place d’une évaluation individuelle des enseignants-chercheurs et d’un mécanisme de sanctions basé sur cette évaluation (plus ou moins d’heures d’enseignement en fonction de la note reçue, et ce à salaire égal). Enfin, à travers le renforcement du système de primes qui mène déjà aujourd’hui à des disparités plus que significatives dans les revenus des personnels, notamment parmi les personnels aux revenus les plus faibles.
Mais les dernières lois relatives à l’enseignement supérieur et la recherche (LRU et Fioraso) signent surtout un changement profond dans les principes fondamentaux de l’ESR. D’une part, le rôle de celui-ci y est redéfinit en termes purement utilitaristes dès les premiers articles : la connaissance est dorénavant une marchandise à échanger sur le marché du travail ; le transfert des résultats de la recherche vers le monde socio-économique est la mission première de l’université et des organismes de recherche. Des pans entiers de l’ESR—qui incluent les sciences humaines et sociales et toute la recherche la plus fondamentale—sont ainsi ignorés et l’idée fondatrice de l’Université, que l’homme puisse se réaliser à travers son émancipation intellectuelle, est définitivement oubliée. D’autre part, la loi prévoit la mise en place progressive de la « régionalisation » de l’ESR, c’est-à-dire la spécialisation des différents établissements en fonction de la région dans laquelle ils sont implantés, des entreprises présentes sur le territoire, des débouchés principaux, en somme, du bon vouloir des pouvoirs politiques et économiques locaux.
Les différentes réformes mentionnées aboutissent aussi à une bureaucratisation du travail des personnels de l’ESR : rédiger des demandes de financement pour les projets de recherche, gérer le budget et trouver les moyens « les moins pires » d’économiser, de monter les dossiers pour les demandes de primes et pour l’évaluation individuelle ou collective… Voila à quoi les personnels de l’ESR passent maintenant une grande partie de leur temps, et cette bureaucratisation participe grandement à la « managérisation » de l’ESR.
Il va sans dire que toutes ces réformes sont en parfaite adéquation avec les directives européennes en matière d’enseignement supérieur et de politique de recherche. Ainsi qu’avec les recommandations de l’OCDE, publiées récemment dans un rapport12 sur la recherche et l’innovation commandé par le gouvernement, et dont la citation suivante reflète parfaitement le contenu : « La France s’est dotée de tous les outils pour mettre en œuvre un mode de financement concurrentiel et sur projets, accompagné d’une évaluation sérieuse, qui pourraient maintenant être utilisés à leur plein potentiel. »
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Résultat, en 2013, la moitié des universités accusaient un fond de roulement inférieur à un mois de fonctionnement13, 25 étaient en déficit et 45 avaient des difficultés financières. Certaines d’entre elles, comme l’Université de Versailles Saint Quentin14 ou l’Université d’Angers, ont été au bord de la faillite. Les établissements se voient contraints à multiplier les sources d’économies dans l’urgence, notamment geler des postes. Entre 1500 et 2000 postes (tous métiers confondus) sont gelés à l’heure qu’il est. La pénurie de postes a fait exploser le recours à un personnel contractuel : Attachés Temporaires d’Enseignement et de Recherche (ATER), vacataires d’enseignement, BIATTS contractuels (on en dénombre 38000 dans les universités).
Dans les organismes de recherche la situation n’est guère meilleure. Le CNRS n’a plus les moyens de financer la recherche dans ses laboratoires puisque 80% de sa subvention d’état en 2013 finançait la masse salariale. Il a perdu plus de 800 emplois statutaires depuis 200215, et a vu en contrepartie les emplois à durée déterminée exploser dans toutes les catégories de personnels ; ils représentent aujourd’hui plus de 8000 personnes, soit le tiers des effectifs de l’organisme. Cette tendance se retrouve dans les autres organismes tels que l’INSERM, l’INRA, l’INRIA,…
Face à cette situation, les étudiants commencent à se mobiliser dans plusieurs universités : assemblées générales à Montpellier ou Toulouse, mouvement des précaires à l’Université Lyon 2. La pénurie budgétaire en fait les premiers touchés par les fermetures de filières, l’augmentation des effectifs en TD et le spectre de l’augmentation des frais d’inscription. Chez les personnels de l’ESR, une grande journée de mobilisation a eu lieu le 17 octobre avec plusieurs milliers de personnes à la manifestation parisienne. La prochaine échéance est une journée nationale d’action le 11 décembre, appelée par un large rassemblement d’organisations syndicales et de collectifs, avec notamment une manifestation nationale prévue au départ de Paris-Diderot.
L’heure serait en effet à la révolte. Les attaques contre l’Enseignement Supérieur et la Recherche ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres dans la fonction publique, où l’on s’acharne à essayer d’en finir avec le statut de fonctionnaire et à généraliser la précarisation. Elles sont emblématiques d’un abandon total de toute ambition humaniste pour la France, qui a été pourtant jusqu’à il y a peu l’un des derniers espoirs d’accueil pour bien des chercheurs italiens, espagnols, et plus récemment allemands, que des réformes semblables ont contraint de quitter leur pays, où plus aucune perspective ne s’offrait à eux.
Astrid Decoene et Emmanuelle Rio.
1. Les différentes réformes menées jusqu’à aujourd’hui dans l’ESR suivent en effet le même plan d’attaque déployé par tous les gouvernements néo-libéraux dans le but de privatiser les différents secteurs du service public tels que l’eau, le transport, l’électricité etc. Le basculement vers une gestion locale en est un des éléments essentiels. Lire par exemple S. Halimi, « Le grand bond en arrière ».
2. Entendez supprimés pour un temps donné.
3. La loi Fioraso incite à l’intégration des chercheurs dans le corps des enseignants-chercheurs.
4. La part du PIB consacrée à la recherche et développement en France est de 2,26 % en 2012, à peine plus que dix ans auparavant (2,24 %), et moins qu’il y a vingt ans (2,28 % en 1995), ce qui place la France au 15ème rang des pays de l’OCDE en termes d’effort pour la recherche, et au 26ème rang si l’on ne considère que les crédits de R&D civile.
5. La part du PIB investi dans l’enseignement supérieur stagne depuis les années 2000 autour de 1.4% en France, alors qu’elle est aujourd’hui à 2.7% aux Etats-Unis et 2.6% en Corée.
6. Chiffres publiés par le CP-CNU (Commission Permanente du Conseil National des Universités) en 2014.
7. Le rapport enseignants pour étudiants est tombé à 1 pour 20 en 2011, situant la France bien en-deçà de la moyenne des pays de l’OCDE (1 pour 15).
8. Rapport de la Cour des comptes de septembre 2013 sur l’évolution et les conditions de maîtrise du CIR.
9. Un rapport de la Cour des comptes datant d’avril 2011 insiste d’ailleurs sur le fait que l’ANR coûte plus cher (en temps et en argent) que ce qu’elle distribue.
10. La loi de finances 2013 par exemple annonçait une augmentation de 2.2% du budget ESR, avec une création de 980 postes (dont 46% d’enseignants-chercheurs, 22% d’enseignants du 2nd degré et 32% BIATSS). Or cette hausse ne couvrait même pas les augmentations structurelles de la masse salariale, le GVT (glissement vieillesse technicité) ainsi qu’une part de l’augmentation des cotisations retraites étant maintenant pris en charge par les universités. Sans parler de l’inflation (1.8-2%), et du fait que les surcoûts engendrés par le transfert de la gestion de la masse salariale ces dernières années n’ont jamais été compensés. D’autre part, le budget comprenait le financement des nouveaux postes créés, et devait couvrir certains crédits engagés pendant l’exercice précédent. Enfin, des structures et modalités nouvelles (les initiatives d’excellence dont nous parlerons plus loin) génèrent de nouveaux coûts.
11. Des licences professionnelles et des masters aux frais d’inscription prohibitifs (de 3000 à 8000 euros par an).
12. Ce rapport est disponible sur http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7037
13. La Sorbonne (Paris 1) a vu ses réserves budgétaires tomber à zéro en 2013.
14. Le ministère a dû renflouer le budget de l’UVSQ en catastrophe pour lui éviter la cessation de paiements.
15. Les postes mis au concours de chargés de recherche par le CNRS sont passés de 400 en 2010 à 300 en 2014, et moins de 250 sont prévus en 2016. Le nombre de candidats par concours, lui, explose. Pour les ingénieurs et techniciens, la baisse des recrutements est encore plus grave : 500 postes en 2010, 220 en 2013. Lire l’introduction à l’analyse chiffrée du Conseil Scientifique du CNRS :
http://www.cnrs.fr/comitenational/doc/recommandations/2014/cs_Crise_de_l…