La loi de programmation militaire française et l’Ukraine
Par Jean-Paul Bruckert1Professeur d’histoire et membre de la commission internationale d’Ensemble. – Publié le 4 juillet 2023 dans Brigades éditoriales de solidarité…, 21, pp 69-72. Éditions Syllepse. Actualisé le 13 juillet 2023.
La loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM)2Selon l’article 34 de la Constitution, « les lois de programmation déterminent l’action de l’État et définissent les orientations pluriannuelles des finances publiques sur une période de quatre à sept ans ». N’ayant pas de caractère normatif, elles doivent chaque année être transposée en loi de finances, ce qui la laisse à l’appréciation du législatif. Voir Ministère des Armées, « Les 5 choses à savoir », Loi de programmation militaire 2024-2030. répond à la nécessité d’adapter l’outil militaire à des impératifs internes (vieillissement du matériel et son remplacement) et externes (progrès technologiques et contexte international).
Sur ce dernier point, il est clair que, s’il est indiqué que la guerre d’agression de Poutine en Ukraine constitue l’un des ressorts de cette loi de programmation, elle s’inscrit dans un contexte plus large. L’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue un glissement stratégique qui accélère certaines tendances déjà observées, tout en en faisant émerger de nouvelles. […] Ce conflit constitue le retour d’une vraie guerre symétrique dans tout le spectre multimilieux et multichamps, et révèle le besoin de masse, de densité et de l’action armée3Ministère des Armées, LPM 2024-2030. Les grandes orientations, p. 5, I, « Face aux menaces des moyens ». Les citations et chiffrages des dépenses sont tirés de ce texte.. Au total, un effort considérable4118 Mds d’augmentation, soit un total légèrement supérieur aux 100 Mds de crédits supplémentaires alloués à la Bundeswehr par le Bundestag. Au total, en pouvoir d’achat, cela fera probablement 363 Mds. Voir l’article de Renaud Bellais, « Défense & sécurité internationale », n° 164, avril-mai 2023. qui correspond, au moins en partie, au nouveau contexte et en particulier à la guerre en Ukraine.
L’agression de l’Ukraine accélère des tendances déjà à l’œuvre
L’Ukraine n’est qu’une étape, mais une étape décisive dans une course aux armements commencée en Extrême-Orient. Cette rivalité, mais aussi à l’ouest les initiatives russes (annexion de la Crimée et soutien aux séparatistes ukrainiens, intervention armée en Syrie) et à un niveau inférieur celles de puissances moyennes comme la Turquie, ont engendré une course aux armements qui se traduit par des dépenses militaires qui atteignent des niveaux records.
Ce constat s’insère en outre dans le contexte de l’effacement partiel des limites entre la guerre et la paix. Les relations entre puissances se caractérisaient jadis par un passage de la paix à la guerre par l’intermédiaire d’une crise.
Il semble bien que cette séquence soit aujourd’hui remplacée par une succession de trois notions imbriquées, car elles peuvent coexister (au moins pour les deux premières) : compétition (mode normal d’expression de la puissance dans de nombreux domaines) / contestation (remise en cause par des faits accomplis) / affrontement.
Cette analyse des militaires tient compte du développement de stratégies dites de « guerre hybride » – « la guerre avant la guerre ? » – (cyberattaques, intervention dans les élections, etc.) dont l’odieuse utilisation des migrants contre l’Europe par Loukachenko (novembre 2021) est le dernier exemple.
D’autant plus inquiétant que la guerre — ou du moins l’action armée – sans compter d’éventuels incidents qui pourraient dégénérer, est déjà devenue dans ce contexte un moyen comme un autre de faire aboutir des objectifs politiques (Crimée, Ukraine, Syrie, Libye, Himalaya, mer de Chine méridionale).
D’où l’idée, avancée par les militaires (voir les déclarations des généraux Lecointre et Burkhard, ancien et actuel chef d’état-major des armées) qu’il faut préparer l’armée française à des affrontements à « haute intensité5Ce passage reprend pour partie un article, « Demain la guerre », publié dans Cerises. » ! Il est donc clair que la guerre d’agression de la Russie en Ukraine sur la LPM a accéléré des tendances déjà à l’œuvre.
Conséquences indirectes et directes de cette guerre sur la loi de programmation
Beaucoup de programmes d’équipement inscrits dans la LPM font suite ou prolongent des objectifs contenus dans la précédente loi de programmation et en cours de réalisation. Ils ne sont donc pas ou si peu une réponse à la guerre en Ukraine.
C’est le cas de la très coûteuse modernisation de la dissuasion nucléaire (54 Mds). Assise sur l’idée gaullienne d’indépendance et écho du mythe de la France comme grande puissance, la dissuasion recoupe tous les secteurs qui lui sont liés (têtes nucléaires, missiles à longue portée M51 et à moyenne portée, sous-marins nucléaires lanceurs d’engin et sous-marins d’attaque). Elle distingue la France et le Royaume-Uni parmi les pays européens6Lorsque Poutine a menacé d’utiliser le feu nucléaire le Président a ordonné de sortir un deuxième sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Le premier est en permanence à la mer.. Rien en ce qui concerne un éventuel désarmement dans ce domaine, même partiel, mais un saut qualitatif.
C’est aussi le cas du renouvellement de la flotte (avec cependant sensiblement moins de navires que prévu du fait d’un décalage dans le temps7). Trois frégates de défense et d’intervention au lieu de cinq, trois bâtiments ravitailleurs de forces au lieu de quatre, sept patrouilleurs de haute mer au lieu de dix. Aucun nouveau Rafale pour la Marine.), du porte-avions NG qui doit remplacer l’actuel8Un amendement pour une étude de faisabilité concernant un deuxième porte-avions déposé par un député Horizons a cependant été adopté… avec peu de chances de concrétisation. , du maintien du nombre de Rafales (avec remplacement des avions vendus à la Grèce et à la Croatie), du remplacement des hélicoptères anciens par un seul type d’hélicoptère, du renouvellement des blindés de l’armée de terre (mais là aussi en nombre inférieur à ce qui était initialement prévu9Réduction d’un tiers en ce qui concerne les Jaguar et de 26 % pour les Griffon (calcul de l’auteur). Sur la question des blindés, voir plus loin), de la rénovation des Leclerc, etc.
De ce point de vue, même si tout remplacement par du matériel plus récent représente un saut qualitatif, il n’est guère possible de parler de surarmement. Outre la mention du passage à une économie de guerre qui en reste à des généralités, une seconde catégorie de programmes est marquée par le contexte. Soit qu’ils soient accélérés par la guerre en Ukraine, soit qu’ils apparaissent destinés à perfectionner l’existant ou à combler des lacunes.
Au premier chapitre, en « adaptation aux menaces bénéficiant de nouvelles technologies » (par exemple les missiles hypersoniques10Le 26 juin 2023, la France a procédé à un essai réussi de missile hypersonique.), il faut mentionner la montée en gamme (avec 5 Mds) des systèmes de défense sol-air et surface-air (sur les navires11Seront ainsi améliorés tous les systèmes de défense antiaériens, fixes, mobiles et installés sur les navires.).
On peut en outre mentionner le chapitre munitions12Une guerre symétrique comme celle que Poutine a fomentée en Ukraine, avec de longs épisodes d’attrition, s’accompagne d’une consommation ahurissante de munitions. D’où cette rubrique qui, à n’en pas douter, tient compte de ce constat. de tous types (16 Mds).
De même pour le renseignement (600 emplois créés sur la période13Sans que cela soit dit il semblerait que le déficit en renseignement préalable à l’agression poutinienne de l’Ukraine ait été pris en compte dans l’accent mis sur ce chapitre.) et la contre-ingérence (5 Mds). Toutes proportions gardées, c’est aussi le cas des crédits alloués aux forces spéciales (2 Mds), de même que ceux attribués aux Outre-mer (13 Mds), à ceci près que les uns et les autres renvoient également à la notion de puissance et au vertige de l’intervention et de l’ubiquité.
Il faut enfin mentionner le maintien en condition opérationnelle (MCO) (49 Mds14Là encore, les leçons d’une guerre symétrique comme la guerre d’agression en Ukraine semblent avoir été tirées.), car « la guerre en Ukraine a mis en lumière l’importance fondamentale du MCO dans le cadre d’un conflit de haute intensité ».
D’autres programmes enfin innovent dans des domaines qui faisaient défaut. La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et la guerre en Ukraine ont révélé le rôle joué par les drones (5 Mds). Devenus indispensables, « ils constituent une caractéristique du combat de demain. Et leur rôle est essentiel, du niveau stratégique au niveau tactique ».
Difficile enfin pour certains chapitres, le spatial (6 Mds) et l’innovation technologique (10 Mds)15On aura constaté que le total des sommes mentionnées n’atteint pas les 415 Mds. C’est que d’une part, les investissements en matériels pour les trois armes ne sont pas chiffrés dans le Livret sur les Grandes orientations, d’autre part que ni, entre autres, les salaires, ni la réserve ou l’amélioration des conditions de travail n’ont été intégrés., de dissocier ce qui est du ressort de la continuité et ce qui est dû au nouveau contexte.
Livraisons d’armes à l’Ukraine et loi de programmation militaire
Les livraisons d’armes – qui seront remplacées – ou de matériel à destination militaire de la France ne faisant pas l’objet d’une ample publicité, nous sommes contraints de nous limiter à ce qui est connu.
Il s’agit d’abord de missiles antichars Milan (mais livrés au compte-goutte au moins dans un premier temps !), de missiles sol-air Crotale, efficaces à 100 % d’après le ministre ukrainien de la Défense, et dans un second temps du système antimissile à longue portée de conception franco-italienne SAMP/T-Mamba.
Plus connus, car ayant fait l’objet de nombreux reportages, le cas des 30 canons Caesar, livrés en deux fois (18+12), auxquels s’ajoutent les 19 promis par le Danemark, dont beaucoup n’ont pas été livrés et doivent être construits par Nexter, ce qui devrait porter le parc ukrainien à 49. Ont été livrés aussi quelques lance-roquettes multiples (LER)16Au nombre de quatre semble-t-il. Mais les Ukrainiens n’avaient toujours pas ces jours-ci les munitions qui les arment..La grande question a été celle de la livraison de chars et de blindés. On sait que le gouvernement français s’est refusé à envisager de livrer des chars Leclerc. L’argument était qu’il n’y en avait que 22017Soit comme la Suisse. et que la chaîne de production était arrêtée. En revanche, ont été livrés des chars légers (AMX 10 RC) et des véhicules de l’avant blindés (VAB). En quelles quantités ? L’annonce portait sur « des dizaines ». Tout ce que l’on peut dire c’est qu’en mai 2023 il était annoncé que l’armée de terre recevrait 130 blindés supplémentaires (38 Jaguar et 92 Griffon18Ces blindés sont justement destinés à remplacer les AMX 10RC et les VAB.) par rapport à ce que prévoyait la LPM. Ce qui signifie vraisemblablement que les blindés livrés à l’Ukraine seront pris sur la dotation de l’armée et compensés par cette nouvelle commande. On peut donc en déduire que 130 blindés ont été livrés à l’Ukraine.
Enfin, au sommet de Vilnius, la France a annoncé la livraison de missiles de croisière à longue portée, les SCALP. Ce qui a déclenché l’ire du RN, de LFI et de quelques LR au nom, contre toute vraisemblance, compte tenu des restrictions à leur emploi, du risque d’escalade vers une guerre mondiale !
On le voit, faire le lien entre la LPM et l’Ukraine n’est pas toujours facile. Il apparaît tout de même que, hors livraisons directes à l’armée ukrainienne, le contexte dans lequel la guerre symétrique qui se déroule en Ukraine constitue un point d’orgue, a pesé de manière décisive sur certaines orientations.
D’une manière plus générale, la LPM 2024-2030 ne constitue pas à proprement parler une loi d’armement massif19Voir un état des lieux dans Justine Brabant, « Loi de programmation militaire. La majorité convainc la droite et l’extrême droite », Mediapart, 7 juin 2023, qui fait état du jugement d’Élie Tenenbaum (directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI) : une armée « échantillonnaire » (qui veut avoir tout mais en petites quantités), qualifiée parfois d’« armée bonsaï ». Pour une critique, voir Vincent Lamigeon, « Une loi de programmation militaire trop molle face à la menace russe », Challenges, 24 mars 2023 et « Un budget historique et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire », Challenges, 5 juin 2023. – ce que critiquent certains de ses détracteurs – mais une loi de sauts qualitatifs.
Pour ce qui nous occupe, on peut regretter que les livraisons d’armes à l’Ukraine, n’aient pas été plus conséquentes et… les décisions sur ce point beaucoup plus courageuses !
Pour compléter, vous pouvez consulter sur notre site :
Notes
- 1Professeur d’histoire et membre de la commission internationale d’Ensemble.
- 2Selon l’article 34 de la Constitution, « les lois de programmation déterminent l’action de l’État et définissent les orientations pluriannuelles des finances publiques sur une période de quatre à sept ans ». N’ayant pas de caractère normatif, elles doivent chaque année être transposée en loi de finances, ce qui la laisse à l’appréciation du législatif. Voir Ministère des Armées, « Les 5 choses à savoir », Loi de programmation militaire 2024-2030.
- 3Ministère des Armées, LPM 2024-2030. Les grandes orientations, p. 5, I, « Face aux menaces des moyens ». Les citations et chiffrages des dépenses sont tirés de ce texte.
- 4118 Mds d’augmentation, soit un total légèrement supérieur aux 100 Mds de crédits supplémentaires alloués à la Bundeswehr par le Bundestag. Au total, en pouvoir d’achat, cela fera probablement 363 Mds. Voir l’article de Renaud Bellais, « Défense & sécurité internationale », n° 164, avril-mai 2023.
- 5Ce passage reprend pour partie un article, « Demain la guerre », publié dans Cerises.
- 6Lorsque Poutine a menacé d’utiliser le feu nucléaire le Président a ordonné de sortir un deuxième sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Le premier est en permanence à la mer.
- 7). Trois frégates de défense et d’intervention au lieu de cinq, trois bâtiments ravitailleurs de forces au lieu de quatre, sept patrouilleurs de haute mer au lieu de dix. Aucun nouveau Rafale pour la Marine.
- 8Un amendement pour une étude de faisabilité concernant un deuxième porte-avions déposé par un député Horizons a cependant été adopté… avec peu de chances de concrétisation.
- 9Réduction d’un tiers en ce qui concerne les Jaguar et de 26 % pour les Griffon (calcul de l’auteur). Sur la question des blindés, voir plus loin
- 10Le 26 juin 2023, la France a procédé à un essai réussi de missile hypersonique.
- 11Seront ainsi améliorés tous les systèmes de défense antiaériens, fixes, mobiles et installés sur les navires.
- 12Une guerre symétrique comme celle que Poutine a fomentée en Ukraine, avec de longs épisodes d’attrition, s’accompagne d’une consommation ahurissante de munitions. D’où cette rubrique qui, à n’en pas douter, tient compte de ce constat.
- 13Sans que cela soit dit il semblerait que le déficit en renseignement préalable à l’agression poutinienne de l’Ukraine ait été pris en compte dans l’accent mis sur ce chapitre.
- 14Là encore, les leçons d’une guerre symétrique comme la guerre d’agression en Ukraine semblent avoir été tirées.
- 15On aura constaté que le total des sommes mentionnées n’atteint pas les 415 Mds. C’est que d’une part, les investissements en matériels pour les trois armes ne sont pas chiffrés dans le Livret sur les Grandes orientations, d’autre part que ni, entre autres, les salaires, ni la réserve ou l’amélioration des conditions de travail n’ont été intégrés.
- 16Au nombre de quatre semble-t-il. Mais les Ukrainiens n’avaient toujours pas ces jours-ci les munitions qui les arment.
- 17Soit comme la Suisse.
- 18Ces blindés sont justement destinés à remplacer les AMX 10RC et les VAB.
- 19Voir un état des lieux dans Justine Brabant, « Loi de programmation militaire. La majorité convainc la droite et l’extrême droite », Mediapart, 7 juin 2023, qui fait état du jugement d’Élie Tenenbaum (directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI) : une armée « échantillonnaire » (qui veut avoir tout mais en petites quantités), qualifiée parfois d’« armée bonsaï ». Pour une critique, voir Vincent Lamigeon, « Une loi de programmation militaire trop molle face à la menace russe », Challenges, 24 mars 2023 et « Un budget historique et moins d’équipements… Le paradoxe de la future loi de programmation militaire », Challenges, 5 juin 2023.