Depuis le 7 octobre, la lutte commune entre Palestiniens et Juifs est à un point bas. La gauche israélienne est divisée et marginalisée comme jamais. Pourtant, elle continue à viser un changement politique à long terme. Un texte de Hadas Binyamini publié par le site israélien +972 mérite d’être diffusé.

Quel est le devoir de la gauche israélienne en période de génocide ? 1/2

Par Hadas Binyamini. Le 3 janvier 2025. Publié (en anglais) sur le site de +972 Magazine. Traduction avec Deepl revue par Brigitte Cherprenet.

Depuis l’assaut du 7 octobre, la gauche israélienne est plus divisée et marginalisée que jamais. La lutte commune entre Palestinien·nes et Juif·ves est à son point de rupture. Pourtant, la gauche continue à viser un changement politique à long terme.

En juin dernier, la nouvelle d’une fusion entre deux partis politiques israéliens vétérans de la gauche de l’échiquier sioniste, Le travail1Parti travailliste israélien[/mfn] et Meretz1Meretz, est passée inaperçue. Le parti travailliste, autrefois hégémonique, n’occupe plus que quatre des 120 sièges de la Knesset, et Meretz a été complètement éliminé lors des élections de 2022, ce qui n’est pas vraiment une surprise. Faute d’une vision alternative convaincante au maintien perpétuel des Palestinien·nes sous la botte de l’armée israélienne, la gauche parlementaire israélienne – aujourd’hui dirigée par Yair Golan, par ailleurs ancien général de l’armée qui a mené les appels à l’invasion du Liban au cours de l’été – a été condamnée à l’insignifiance.

« Il n’y a pas de politique de gauche en Israël. C’est une réalité que beaucoup ignorent », a tweeté l’activiste palestinien Hamze Awawde en juillet. Ses remarques ont été formulées après que la Knesset a adopté une résolution s’opposant à la création d’un État palestinien par 68 voix contre 9. Seuls les élus des partis dirigés par des Palestiniens ont voté contre. « Bien qu’il existe des mouvements de gauche au niveau local, la politique de gauche en tant que force politique n’existe tout simplement pas en Israël ».

La question de savoir comment les progressistes peuvent faire évoluer la politique israélienne de l’intérieur – en l’absence d’une organisation politique de gauche – suscite un débat sans fin parmi les militant·es sur le terrain. Depuis le processus de paix d’Oslo, la prudence volontaire de la gauche, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, a détruit tout potentiel politique pour la gauche israélienne. Ce, en raison de la petite taille de son espace, de sa faiblesse électorale, de ses luttes intestines et de son abandon de la solidarité aux Palestinien·nes.

Un miltant est arrêté durant une manifestation contre l'attaque de Gaza à Haifa le 20 janvier 2024 800x533 © Oren Ziv

Un miltant est arrêté durant une manifestation contre l’attaque de Gaza à Haifa le 20 janvier 2024 800×533 © Oren Ziv

La marginalisation totale de la gauche, imposée par une police israélienne politisée, n’a fait que s’accélérer depuis le 7 octobre. Même les membres des familles des otages israélien·nes, qui appellent à un cessez-le-feu afin de libérer leurs proches, sont harcelé·es et traité·es de traîtres « gauchistes ». La répression accrue de la société palestinienne a, elle aussi, radicalement limité l’horizon de la dissidence ou de l’action politique collective au cours de l’année écoulée. Quelques jours seulement après l’attaque du Hamas, les citoyen·nes palestinien·nes ont été confronté·es à une campagne d’intimidation, de persécution, de surveillance et de harcèlement soutenue par le gouvernement.

Néanmoins, l’année écoulée a vu des militant·es israélien·nes de gauche poursuivre leurs efforts pour bâtir une force en vue d’un avenir plus pacifique, plus juste et plus égalitaire pour les Israélien·nes et les Palestinien·nes.

Le plus connu, « le camp de la paix » – plus proche de la gauche sioniste – est largement représenté par des ONG et financé par la philanthropie internationale. Il est en train de se reconstituer après le choc des attaques du Hamas du 7 octobre et le désespoir lié à l’assaut israélien sur la bande de Gaza qui a suivi. Plus à gauche, on trouve un réseau plus restreint d’organisateur·rices qui reçoivent moins d’attention de la part de la communauté internationale. Iels se retrouvent souvent mis à l’écart, même par le camp de la paix. Antisionistes, non sionistes ou refusant toute catégorisation, ces militant·es se situent à l’extrême gauche de la société israélienne, parfois qualifiée de « gauche radicale ».

Contrairement au camp pacifiste dominant, iels se sont opposé·es sans équivoque à la guerre actuelle dès son commencement. Iels appellent au démantèlement du régime d’occupation, d’apartheid et de suprématie juive d’Israël. Iels mettent l’accent sur l’organisation de la base au sommet, le renforcement de la lutte commune juif·ves-palestinien·nes. Iels soulignent l’évidence des liens entre la domination coloniale d’Israël sur les Palestiniens·ne et les inégalités de classe et ethniques au sein de la société israélienne.

La plupart du temps, on peut trouver ces militant·es en train de planifier des manifestations anti-guerre ou d’y participer.  Iels s’engagent aussi dans une « présence protectrice ». Il s’agit du soutien physique aux communautés palestiniennes de Cisjordanie occupée qui risquent d’être expulsées en raison de la violence des colons et de l’armée. Nombre d’entre elleux ont fait de la prison pour avoir refusé le service militaire obligatoire. Iels se joignent régulièrement aux manifestations organisées par les Palestinien·nes en Cisjordanie et à l’intérieur d’Israël.

Aucun d’entre elleux ne se fait d’illusions sur le fait que la pression interne de la gauche serait le facteur décisif pour forcer Israël à mettre fin à son carnage à Gaza. Au contraire, tous·tes appellent les gouvernements étrangers à cesser d’envoyer des armes à Israël. La résignation et le désespoir sont les sentiments dominants. Mais iels considèrent leur activisme comme le strict minimum dans leur position relativement privilégiée, même si iels reconnaissent l’impact limité de leurs actions.

Les quelque deux douzaines d’activistes qui ont parlé à +972 reconnaissent également qu’un cessez-le-feu en soi ne changerait pas les structures politiques en Israël et aux États-Unis. Ces structures politiques sont celles qui ont permis à des membres de ces deux sociétés de participer à l’affamement et à l’assassinat de Palestinien·nes· à grande échelle. Même si un accord est conclu, le processus de prise de conscience de l’appartenance à une société éradicatrice, qui a franchi de nouveaux seuils dans la déshumanisation des Palestinien·nes, ne fait que commencer.

« Tant de gens ici sont dans une frénésie fasciste », a déclaré Yahav Erez, activiste et podcastrice, à +972. « Je me demande à moi-même : « Vous vivez dans un État génocidaire, presque tout le monde autour de vous n’a aucune empathie pour quiconque n’est pas « son » peuple, et vous êtes toujours en contact avec elleux – comment pouvez-vous leur donner une quelconque légitimité ? » Mais d’un autre côté, j’ai déjà été comme elleux ».

Face à ces défis apparemment insurmontables, la gauche radicale israélienne s’est fixé pour objectif un changement politique à long terme. Le Premier ministre Benyamin Nétanyahou n’est pas immortel. Le centre militariste et l’extrême droite messianique semblent actuellement être ses successeurs les plus probables. L’objectif des progressistes est de jeter des bases qui pourraient faire d’elleux une force politique viable une fois la guerre terminée. Pour ce faire, iels sont désormais contraint·es de réexaminer la manière dont iels conçoivent leur propre pouvoir, leur base et leur capacité à créer le changement.

Tirer vers la gauche

Au cours des deux dernières décennies, le centre et la droite israéliens ont fait pression pour « gérer » ou « réduire » un conflit. Celui entre l’idée qu’Israël peut contrôler violemment les Palestinien·nes et renforcer l’occupation avec son armée de haute technologie, tout en poursuivant simultanément des accords de normalisation avec les pays arabes.

Pendant un certain temps, cela a semblé fonctionner. Les militant·es de la gauche radicale et du camp de la paix au sens large se sont efforcé·es de construire dans l’urgence une mobilisation populaire autour des droits des Palestiniens·nes. La plupart des Israélien·nes juifs et juives ont pu mener une vie quotidienne « normale » sans trop se préoccuper des Palestinien·nes. « Je vais être très honnête : nous étions coincé·es », a déclaré Sally Abed, l’une des principales militantes palestiniennes du mouvement judéo-arabe Standing Together2Standing together. « Personne ne parlait de l’occupation, personne ne parlait de la paix. L’attitude générale était la suivante : « On s’en fout » ».

Malgré les échecs considérables du gouvernement et de l’armée depuis le 7 octobre, les dirigeants israéliens n’ont pas modifié leur approche. Pour Sally Abed, les politiciens de tous bords ont continué à présenter au public des nuances différentes d’une même politique. Même en allant jusqu’à la gauche [de la Knesset], personne ne propose au public israélien autre chose que « bombardons encore ». Oh, ça ne marche pas ? : « Bombardons encore ».

Manifestation contre la guerre à Gaza à Tel Aviv le 18 janvier 2024 800x533© Oren Syv

Manifestation contre la guerre à Gaza à Tel Aviv le 18 janvier 2024 800×533© Oren Syv

En dehors des lieux de pouvoir, l’opposition croissante à la guerre a conduit à des mobilisations occasionnelles dans le camp de la paix israélien. Elles furent symbolisées par le rassemblement du 1ᵉʳ juillet « It’s Time – The Big Peace Conference » (C’est le moment – La grande conférence de la paix). Cette situation a offert une ouverture potentielle aux progressistes. Iels ont cherché à pousser les manifestations en faveur du cessez-le-feu et à articuler un programme explicitement anti-occupation. Sally Abed a expliqué que Standing Together – qui occupe un espace situé quelque part entre le camp pacifiste traditionnel et la gauche radicale – vise à agir comme « le poids qui tire [vers la gauche] celleux qui sont juste à notre droite, qui sont pour la plupart avec nous, mais qui n’ont pas le courage de dire ce que nous disons ».

Mais pour éviter le destin du camp de la paix israélien depuis Oslo, les organisateur·rices ont déclaré à +972 qu’iels devront tirer les leçons des échecs de la gauche tout au long de son histoire. Et, plus récemment, faire de même pour les faiblesses des manifestations de masse contre le remaniement judiciaire du gouvernement d’extrême droite.

Ces manifestations – qui se sont déroulées chaque semaine de janvier 2023 au 7 octobre – ont vu des centaines de milliers d’Israélien·nes descendre dans la rue au nom de la démocratie. Pourtant, les dirigeant·es de ces manifestations pro-démocratiques se sont efforcé·es de « limiter la portée du débat à la réforme judiciaire et aux accusations de corruption de M. Netanyahou ». C’est ce qu’explique Noa Levy, secrétaire de la branche Tel Aviv-Jaffa du parti communiste Hadash3Hadash, conseillère juridique et cofondatrice du réseau de réfractaires à l’armée Mesarvot4Mesarvot est une organisation israélienne qui soutient les objecteurs de conscience dans leur refus total de servir dans les forces de défense israéliennes..

Face à ces tentatives, Noa Levy et d’autres militant·es ont formé un « bloc anti-occupation » au sein du mouvement de protestation plus large, soulignant que l’apartheid et la privation des droits des Palestinien·nes étaient au cœur de toute discussion sur la démocratie israélienne. Le mouvement de protestation principal a généralement traité le bloc anti-occupation – qui a parfois rassemblé plusieurs milliers de manifestant·es – comme un paria irritant, avec ses drapeaux palestiniens, ses chants arabes et ses slogans tels que « Pas de démocratie sous occupation ». Pourtant, même au sein de ce bloc, il y avait de forts désaccords.

Militants protestant contre la guerre à Gaza le 16 janvier 2024 800x534 © Oren Ziv

Militants protestant contre la guerre à Gaza le 16 janvier 2024 800×534 © Oren Ziv

Le Bloc Radical, un collectif de quelques centaines d’Israélien·nes d’extrême gauche qui s’est formé aux côtés du bloc anti-occupation, a rapidement émergé en tant que force indépendante et est devenu un élément incontournable des manifestations du cessez-le-feu depuis le 7 octobre. Contrairement au bloc anti-occupation, ce collectif considère le sionisme comme un projet de colonisation et lutte pour une société égalitaire pour tous·tes entre le Jourdain et la mer Méditerranée, ainsi que pour le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes.

Leurs slogans et leurs chants lors des manifestations pour le cessez-le-feu – « Ceci n’est pas un conflit, c’est un génocide » et « Pilote, cesse d’assassiner des enfants » jusqu’à « Grand-mère, où étais-tu pendant le génocide de Gaza ? » – ont représenté plus qu’une simple irritation pour les manifestant·es traditionnel·les, mais plutôt une réfutation totale de ces derniers.

Si nous pensons que les choses ne peuvent pas être réparées, nous ne faisons pas une politique de changement

Les désaccords entre ces groupes ne peuvent être considérés comme une scission de la gauche ou des querelles intestines mesquines. Ils reflètent leurs différentes réponses à la même question fondamentale : la société israélienne peut-elle changer ou est-elle bloquée dans un état permanent de violente rage anti-palestinienne ?

« L’opinion de la gauche israélienne est mitigée. Je ne pense pas que nous puissions changer l’opinion des gens de l’intérieur », a déclaré M., une militante du Bloc radical qui a préféré garder l’anonymat par crainte d’être victime de cyber-harcèlement. « Nous ne convaincrons personne qui n’est pas déjà avec nous ». L’objectif, dit-elle, n’est pas de faire changer d’avis les Israélien·nes, mais plutôt d’être la voix de la vérité dans une société qui est dans un état de déni presque compulsif de la violence qu’elle inflige.

« Il y a ici le syndrome de David et Goliath », poursuit M. « Nous [les Juif·ves israélien·nes] nous présentons toujours comme David, et il doit toujours y avoir un Goliath qui nous attaque. Même si nous tuons plus de 40 000 personnes, nous sommes toujours la victime ».

Yahav Erez voit les choses différemment. Le sionisme n’est pas une identité innée pour les Israélien·nes, affirme-t-elle, mais plutôt une idéologie politique qui peut être remise en question comme n’importe quelle autre. Et le faire reste une tâche essentielle pour les progressistes israélien·nes. « Je parle à des personnes dont les histoires sont la preuve vivante que l’on peut changer », a-t-elle déclaré à +972. « Le sionisme n’est pas une chose avec laquelle on naît et qui nous habite pour le reste de notre vie ».

Yeheli Cialic, militant du Parti communiste israélien et ancien coordinateur du réseau de réfractaires à l’armée Mesarvot, abonde dans le même sens. « Je ne veux pas que les Israélien·nes soient décrit·es comme différent·es des autres connards du monde », a-t-il déclaré. « Si nous pensons que les personnes sont immobiles et que les choses ne peuvent pas être corrigées, nous ne faisons pas une politique de changement. Et c’est irresponsable, car il s’agit de vies humaines ».

Manifestation contre la réforme judiciare 4 mars © Oren Rozen

Manifestation contre la réforme judiciare 4 mars © Oren Rozen

Les différentes approches du public israélien tendent à faire surface autour du choix des mots – que ce soit dans les pancartes de protestation, les discussions de groupe ou les messages sur les médias sociaux. En novembre 2023, les partenariats occasionnels entre le Bloc radical et le bloc anti-occupation plus large ont pris fin en raison de la réticence de ce dernier à utiliser le terme « génocide » pour décrire les actions d’Israël à Gaza. « Leur stratégie consistait à s’adresser autant que possible au courant dominant », explique M. « Notre stratégie consistait à être intransigeant·se dans nos déclarations. Si le grand public ne peut pas [nommer le génocide pour ce qu’il est], au moins nous disons la vérité ».

Yeheli Cialic, quant à lui, décrit l’utilisation d’un langage intransigeant au sein de la gauche israélienne et parmi les militant·es à l’étranger comme la preuve d’une mentalité de « perdant ». « Il s’agit d’une politique d’expression personnelle et non d’une politique de construction du pouvoir ou d’un jeu pour gagner », affirme-t-il. « Lorsque vous tenez une pancarte dans la rue en hébreu, vous participez à une conversation, vous essayez de communiquer quelque chose au public israélien. Si votre message incite immédiatement les personnes à se refermer, ou si elles ne le comprennent même pas et se mettent en colère, alors vous avez échoué dans votre acte de communication et vous avez échoué dans cette action politique ».

Les militant·es qui tentent d’attirer l’attention du public israélien se heurtent à l’imperméabilité totale du gouvernement israélien actuel à la pression populaire. Même si les protestations contre le cessez-le-feu devaient se multiplier, il est peu probable qu’elles aient un impact sur les actions militaires d’Israël. Et cela n’est pas seulement vrai en Israël, mais dans le monde entier. Des États-Unis à l’Allemagne en passant par l’Égypte et la Turquie, d’immenses manifestations ont envahi les rues pour réclamer la justice en Palestine, sans que les politiques de leurs gouvernements n’en soient affectées. Ce problème conduit à un sentiment plus large d’absence de but parmi les militant·es, où il est pratiquement impossible de mesurer si leurs efforts font une différence.

« Il n’y a pas un seul élément au sein du gouvernement qui vaille la peine d’être mis sous pression », a déclaré Amjad Shbita, secrétaire général du parti Hadash et citoyen palestinien d’Israël. Même sous les gouvernements précédents de Netanyahou, lorsque nous descendions dans la rue, nous disions : « D’accord, Bibi ne va pas nous écouter, mais il y a d’autres éléments plus modérés sur lesquels la pression fonctionnera ». Ce n’est plus la situation actuelle.

Avec les maigres résultats de leurs protestations, les progressistes israélien·nes ne peuvent compter que sur les forces extérieures : pressions diplomatiques et candidatures à l’État palestinien, tribunaux internationaux, mouvements de boycott et sanctions. Fin octobre 2024, plus de 3 500 citoyen·nes israélien·nes ont signé une lettre ouverte appelant à toutes les formes possibles de pression mondiale sur Israël pour qu’il arrête le génocide à Gaza. « Malheureusement, la majorité des Israélien·nes soutiennent la poursuite de la guerre et des massacres, affirment-iels, et un changement de l’intérieur n’est actuellement pas possible.

Pour lire la suite : Le devoir de la gauche israélienne 2/2
Notes