Nous avons toujours besoin de repères historiques pour comprendre la situation actuelle en Israël et en Palestine. Deux camarades se sont attelés à cette tâche. Nous avons été contraints de diviser ces repères chronologiques en plusieurs articles. Dans la 1ʳᵉ partie : « La Palestine mandataire (1920-1947) » voici le cinquième article numéroté 5/7.
La Palestine mandataire (1920-1947) 5/7
Par Jean-Paul Bruckert, le 3 mars 2024.
B. La Palestine sous le contrôle des maquis. La grande révolte palestinienne (1937-1939)
Les préludes
Dans un contexte nouveau, celui de l’antisémitisme nazi, le nationalisme arabe se radicalise. Sous l’impulsion de Hadj Amin al Husseini, il joue la carte de l’islam et convoque un Congrès islamique à Jérusalem (7 décembre 1931). En même temps, se tient un Congrès national arabe qui s’oppose au sionisme et aux Britanniques. Il adopte la première charte du nationalisme arabe moderne. Un parti palestinien de l’indépendance (Istiqlal) en est issu qui entraînera le 1ᵉʳ Congrès des Femmes arabes palestiniennes en 1932 tandis que parallèlement se réunit un Congrès de la jeunesse arabe (1932).
C’est dans un contexte de division entre clans rivaux et d’opposition aux Britanniques qu’éclate, en dehors des partis, la révolte d’Izz al-Dîn al-Qassâm. Ancien membre de l’Istiqlal, il forme un groupe armé et prépare une insurrection contre le gouvernement britannique. Né en Syrie, émigré à Haïfa en 1921 après l’échec de la révolution syrienne, érudit, excellent orateur, il a dirigé l’Association des Jeunes Musulmans. À partir de 1929, il parcourt les villages arabes comme employé de la cour de justice de la sha’ria. Il prêche la révolte et la fidà (le sacrifice de soi) dans les bidonvilles arabes d’Haïfa, où il rencontre un grand succès. La révolte éclate en 1935 dans la campagne galiléenne. Comme il est inspiré par le devoir islamique de jihad, al-Qassâm refuse de se rendre lorsqu’il est encerclé. Il meurt le 20 novembre 1935, devenant aussitôt un martyr1Les brigades Ezzedine al-Qassam constituent aujourd’hui la branche armée du mouvement islamiste Hamas..
Son enterrement devient une manifestation nationale populaire contre le Foyer national juif et les Britanniques. Il est à noter que les dirigeants des partis politiques en sont singulièrement absents, ce qui montre le fossé qui s’est creusé entre la base populaire, jeune, ouvrière ou paysanne et les notabilités palestiniennes !
1936, le « premier soulèvement à caractère national »
En 1936, l’évolution des statuts de Syrie et d’Égypte a eu un profond écho en Palestine. Après des violences mortelles, le 20 avril, un appel à la grève générale est lancé par un comité nationaliste de Naplouse. Les principaux dirigeants, les principaux notables s’empressent de contrôler le mouvement en mettant sur pied le 25 avril un Comité suprême arabe ou Haut comité arabe sous la présidence du Mufti, Amîn al-Husseinî. Celui-ci convoque pour le 7 mai un congrès national qui réunit 150 délégués. Les revendications sont connues : arrêt de l’immigration, prohibition de la vente des terres et octroi de l’indépendance…
Malgré la loi martiale décrétée par Wauchope, un appel à la grève générale est lancé. Entre avril et octobre, la grève générale urbaine – la quasi-totalité des villes et villages de Palestine constituant des comités de grève – tourne à l’agitation généralisée. Le boycott de l’État prend des allures multiples : grève des impôts, des transports, des ports, de l’enseignement, du barreau, des médecins,etc. jusqu’aux 1 200 fonctionnaires arabes du gouvernement. À partir du mois de mai, la grève s’accompagne d’incidents armés, les Arabes recevant l’appui de volontaires de Syrie, Transjordanie et Irak. La grève s’est donc transformée en une vraie révolte.
L’armée britannique rétablit l’ordre, aidée par l’appel des gouvernements arabes aux populations pour qu’elles cessent leurs actions. Les Britanniques multiplient les arrestations (près de 2 000 fin juin) et, le 18 juin, vident la vieille ville de Jaffa, avant de la raser pour des motifs de… santé publique. La direction palestinienne décide – le gouvernement britannique laissant les volontaires arabes repartir en Transjordanie – de suspendre la grève qui aura duré 174 jours.
L’insurrection. Une guerre populaire
En juillet 1937, les Arabes en appellent à la solidarité des musulmans du monde entier. Le commissaire britannique chargé du transfert de la population arabe en Galilée est assassiné, avec son escorte, dans une église de Nazareth.
Les Britanniques suppriment le Comité suprême, ce qui oblige al-Husseinî à s’enfuir et à s’exiler au Liban2Les Français le placent en résidence surveillée, ce qui ne l’empêche pas d’organiser le mouvement de révolte..
Les hostilités sont relancées. Les campagnes donnent le branle : les rebelles s’en prennent aux voies de communication, font dérailler des trains, attaquent les convois britanniques, s’en prennent aux Arabes modérés, en particulier les chrétiens. Les implantations juives sont des cibles privilégiées…
La Palestine passe ainsi pour quelques mois sous le contrôle des maquis, le mouvement insurrectionnel culminant dans l’été 1938, en prenant même temporairement le contrôle des villes.
Il s’agit d’une guerre populaire appuyée sur les clans3L’essentiel de cette analyse est emprunté à l’historien palestinien Elias SANBAR.– La guerre de Palestine est une « guerre tribale de mouvement contre l’État » écrit Elias Sanbar. Elle se déroule selon une certaine trame régionale qui regroupe autant de territoires que de clans et, tout en étant générale, elle ne déborde pas sur les pouvoirs locaux.
Les dirigeants sélectionnent leurs hommes au sein de leur famille immédiate. Amîn al-Husseinî par exemple – par ailleurs chef politique de l’ensemble du camp palestinien –, confie ainsi la direction de ses unités propres à ses parents directs… Les groupes ainsi formés (5 à 7 hommes), qui accrochent les troupes coloniales, se réfugient, lorsqu’ils sont poursuivis, sur le territoire de leurs clans et arrivent à mobiliser des centaines d’hommes en quelques heures.
Les troupes coloniales, parties pour affronter une poignée de fugitifs, sont ainsi confrontées à des centaines d’hommes d’autant plus combatifs qu’il s’agit d’une affaire de famille. L’affrontement terminé, le noyau armé poursuit sa route, disparaît dans le maquis et les gens regagnent leurs villages. L’état-major britannique l’ayant compris, préconise l’occupation systématique de tous les villages. C’était en effet la seule manière de bloquer les mécanismes de cette technique de guerre…
Ce système tribal de mobilisation et de guerre est celui de la faz’a, c’est-à-dire littéralement, l’action de se porter solidairement au secours d’un proche lorsque ce dernier risque d’avoir le dessous dans un conflit. Simple, il ne peut pas être utilisé par n’importe qui, puisqu’il faut bénéficier de liens spécifiques avec les communautés et qu’il faut par ailleurs choisir soigneusement, comme lieu de l’affrontement, un lieu où les solidarités familiales avec le groupe pourraient s’exprimer et de plus, savoir manier la structure des alliances familiales. Il permet à l’inverse une très grande mobilité, grâce à la connaissance de la topographie. La terre du clan assure l’approvisionnement en vivres et en hommes.
On est d’ailleurs frappé par le fait que la majorité des anciens combattants des années 1936-1939 déclarent n’avoir participé qu’à un combat ou 2 en 3 ou 4 ans ! Cette terre clanique devient donc terre de clandestinité. La connaissance parfaite du terrain local (caches) s’ajoute à l’utilisation des réseaux familiaux (dissimulation des hommes ou des armes qui reviennent par des chemins différents par des parents dans des villages éloignés).
Dans les villes, la résistance part du hârât, du quartier, terrain privilégié de l’insubordination civile. C’est un lieu où l’oppression coloniale est immédiatement et quotidiennement perceptible (justice, impôts, réglementations diverses).
La ville est le lieu par excellence du blocage de l’exercice du pouvoir. Impénétrables en cas d’insurrection, les quartiers arabes sont, dans le quotidien, des lieux de contestation (hammams, mosquées, arrière-boutiques, etc.).
Révolte et structures claniques
La question qui se posait peut-être formulée de la manière suivante. Comment garantir à la fois l’existence de chaque clan et consolider une identité unanimement perçue comme nationale ?
L’importance des clans se reflète dans une hiérarchie très élaborée fondée sur des rapports de clientélisme et de protection, bref de himâya.
Si le clan des Husaynî, ashrâf – c’est-à-dire descendant du prophète – jouit déjà d’une situation prépondérante avant le mandat, c’est à partir de la grève de 1936 qu’il peut consolider définitivement sa place éminente. Il lui faut pour cela respecter les règles de la himâya, qui veulent que la protection d’un clan dominant ne soit acceptée que pour autant qu’elle préserve les pouvoirs internes des clans protégés.
Garant de la continuité et de l’inaltération des clans, Hadj Amîn devient le dépositaire de l’idéal national en assurant à la fois le lien social interne et la liaison avec l’environnement arabe, islamique et international. Tout (orientations, armes, argent, organisation des divers congrès, liaisons avec l’extérieur) passe par lui.
Ayant astucieusement su se placer à la jonction entre tous les Palestiniens, il jouit durant tout le mandat d’un prestige incontesté en ayant réussi un tour de force : « faire de la consolidation des pouvoirs partiels des autres dirigeants palestiniens le frein à leurs éventuels débordements » (ibid, p. 59). C’est ce qui lui permet, tout en étant physiquement absent (exilé), de diriger le pays de 1937 à 1948 !
Les enjeux sont donc clairs : la préservation de la société arabe, la liquidation du projet sioniste, l’accession à l’indépendance.
Les attaques contre les implantations juives obéissent aux lois du ghazou bédouin : il ne s’agit pas tant de l’anéantissement physique de l’adversaire que de son bannissement du territoire et son déplacement. Mais cette comparaison a ses limites, car la contradiction avec les sionistes est d’une autre nature que celle qui oppose deux clans. Il s’agit ici d’un départ pur et simple.
Ces affrontements sont néanmoins limités car l’ennemi principal reste l’État colonial. C’est de sa défaite que dépend la fin de la colonisation et de l’expulsion. S’il contrôle les limites extérieures de la Palestine, l’État colonial, ne maîtrise pas l’ensemble du territoire, ce qui fait qu’une fois coupés les moyens de communications, le pays échappe de l’intérieur à ses occupants coloniaux.
Les raisons de l’échec du mouvement. Des contradictions insurmontables ?
Les Britanniques qui envoient 20 000 hommes en renfort, épaulés par des blindés et par l’aviation, lèvent des unités de police supplétives parmi les partisans des Nashâshîbi et dans « la police rurale juive ».
Ils vont même s’appuyer sur les unités sionistes d’autodéfense, la Haganah et l’Irgoun, liée aux « révisionnistes ». Un officier britannique prosioniste, Wingate, organise des escouades spécialisées dans l’attaque nocturne des villages arabes. L’Irgoun pratique à son tour le terrorisme : en juillet 1937, au marché d’Haïfa, tuant 74 personnes.
La répression ne prend fin qu’en mars 1939, mais l’alerte a été rude. 4 000 Palestiniens ont été pendus ou abattus (pour 2 000 Juifs et 600 Anglais), 50 000 condamnés par des tribunaux militaires sont internés dans 14 camps de détention, des milliers d’habitations détruites, de lourdes amendes collectives imposées aux villages suspects de complicité…
D’après Élias Sanbar, si dans ses formes le déclin du mouvement rappelle du déjà-vu en 1936 lors de la suspension de la grève générale (menaces de renforts, promesses d’une nouvelle politique britannique, médiations et pressions des rois et chefs d’État arabes), rien ne permet de confondre ces deux mouvements. La fin de la grève de 1936 est en partie souhaitée, en partie forcée.
L’arrêt des combats de 1939-1940 constitue un revers radical qui préparait la défaite de 1947-1948.
Comment expliquer ce naufrage ? Pourquoi menaces et promesses, vaines jusque-là, aboutissent-elles à la décision palestinienne de 1939 ?
La révolution de 1936-1939, partie du territoire social du clan, l’a dépassé pour déboucher sur un nouveau terrain, celui de la libération, avec comme perspective une indépendance qui posait immanquablement la question de la nature du pouvoir.
La stratégie des Husseinî consiste à utiliser, sans l’altérer, la trame des pouvoirs existants. Mais l’ampleur du succès, en 1939, est telle qu’elle pose un nouveau défi, la construction d’une nouvelle structure de pouvoir. Le refus d’utiliser les documents d’identité imposés par les Britanniques, à l’automne 1938, marque une tentative de construction d’une autre structure. Mais comment y parvenir sans altérer la structure antérieure et sans toucher aux prérogatives des clans ?
Les Britanniques ont su profiter des divisions que la radicalisation du mouvement entraîne inévitablement, la révolte prenant quelquefois les allures d’une guerre sociale contre les possédants. Devant ces difficultés, al-Husseinî ne s’engage pas plus avant4« La révolution de 1936-1939 fut précisément la construction inachevée de cet “ailleurs”, elle amorçait la destruction d’une certaine Palestine, c’était la seule condition pour en rebâtir une autre. L’entreprise, bien que très avancée, échoua. Sans avoir été militairement battue, la révolution s’arrêta. » Élias SANBAR, op. cit., p. 62..
III. Guerre et après la guerre. Aux sources d’une tragédie annoncée
La situation en 1939 apparaît donc inextricable pour les Britanniques. Obligés de tenir compte de l’opposition radicale des Arabes au projet sioniste, ils se sont aliénés la sympathie des Juifs qui comprennent alors que la réalisation de l’État juif ne peut passer que par une confrontation avec eux. Au terme de cette période, le sionisme, déjà largement dépendant du soutien de la communauté juive américaine, et la guerre aidant, se tournera vers les États-Unis. Avant même cette date, il s’était déjà inscrit dans une lutte sourde ou directe avec la puissance mandataire. Inversement, les Arabes peuvent penser qu’avec le Livre blanc de 1939, ils ont évité le pire, le partage, et que le temps travaille pour eux. Ils ne pouvaient s’attendre à ce que la guerre et la Shoah, modifient profondément le rapport des forces en faveur du sionisme.
Palestiniens et sionistes durant la guerre. Une implication inégale
Pendant la guerre, les Arabes palestiniens ne tentent rien de sérieux contre les Britanniques. Seule une petite minorité place ses espoirs dans une aide allemande, mais il ne faudrait pas en conclure qu’ils se sont résignés à l’installation des Juifs sur leur terre.
Le mufti de Jérusalem, après l’échec du coup d’État à Bagdad, se réfugie à Téhéran et prend contact avec l’ambassade d’Italie qui lui fournit un passeport. Rasé et habillé à l’européenne, il rejoint Rhodes, puis Tirana, dans cette Europe allemande où il retrouve bientôt Rachid Ali. Il rencontre Hitler une première fois, le 28 novembre 1941. Deux autres rencontres suivront sans que le mufti obtienne ce qu’il est venu chercher : un engagement public et sans ambiguïté en faveur de l’indépendance arabe.
Certes, le Foyer national juif est déclaré illégitime, mais il n’est pas question de mettre en difficulté Pétain ou Mussolini. Ainsi le mufti n’a aucun succès quand il tente d’appeler la population arabe à se soulever contre les Britanniques5On trouvera le texte complet du compte-rendu de cette entrevue dans H. Laurens, L’Orient arabe, p. 308-312. . Son action de propagande se concentre sur les Balkans où il essaye de convaincre les musulmans de rejoindre la division Waffen SS Handjar.
Parallèlement, et avec un certain cynisme, la Grande-Bretagne encourage l’engagement des volontaires juifs et reçoit un appui précieux des responsables de la communauté juive de Palestine (Jean-Piere Derriennic parle même de « conscription officieuse » !).
Comme les Arabes, mais en bien plus grand nombre (70 000 contre 9 000), les Juifs s’engagent dans l’armée britannique. La plupart servent sur place et protégent les arrières des Britanniques contre une éventuelle révolte fomentée par Hadj Amin al-Husseini. D’autres, en particulier le Palestine Pioneer Corps, servent dans des opérations extérieures. Ce régiment palestinien s’illustre en Cyrénaïque et notamment à Bir Hakeim aux côtés des Français libres de Kœnig.
En juin 1942, Chaim Weizmann s‘adresse à Churchill pour lui demander qu’une Brigade Juive soit mise sur pied. La lettre reste sans réponse… jusqu’en septembre 1944 où elle est engagée en Italie. À la fin de la guerre, des volontaires sont même parachutés en Europe centrale, tombant pour la plupart aux mains des Allemands qui les exécutent.
Les Juifs de Palestine sont donc d’accord sur une ligne claire : la priorité à donner à la lutte contre l’Allemagne nazie. Comme le dit Ben Gourion : « il faut se battre avec les Anglais contre Hitler comme si le livre blanc n’existait pas. Et il faut se battre contre le Livre blanc comme si la guerre n’existait pas ».
Certes, l’internement à Chypre des malheureux clandestins qui n’ont pu atteindre les côtes et tombent aux mains des patrouilles anglaises, voire des catastrophes comme le naufrage du Struma exaspèrent les sionistes, mais il leur faut bien choisir leur camp. Simplement, ils se tournent plus volontiers maintenant vers New York et Washington que vers Londres.
…
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Notes
- 1Les brigades Ezzedine al-Qassam constituent aujourd’hui la branche armée du mouvement islamiste Hamas.
- 2Les Français le placent en résidence surveillée, ce qui ne l’empêche pas d’organiser le mouvement de révolte.
- 3L’essentiel de cette analyse est emprunté à l’historien palestinien Elias SANBAR.
- 4« La révolution de 1936-1939 fut précisément la construction inachevée de cet “ailleurs”, elle amorçait la destruction d’une certaine Palestine, c’était la seule condition pour en rebâtir une autre. L’entreprise, bien que très avancée, échoua. Sans avoir été militairement battue, la révolution s’arrêta. » Élias SANBAR, op. cit., p. 62.
- 5On trouvera le texte complet du compte-rendu de cette entrevue dans H. Laurens, L’Orient arabe, p. 308-312.