Nous avons toujours besoin de repères historiques pour comprendre la situation actuelle en Israël et en Palestine. Deux camarades se sont attelés à cette tâche. Nous avons été contraints de diviser ces repères chronologiques en plusieurs articles. Dans la 1ʳᵉ partie : « La Palestine mandataire (1920-1947) » voici le sixième article numéroté 6/7.
La Palestine mandataire (1920-1947) 6/7
Par Jean-Paul Bruckert, le 3 mars 2024.
Un programme sioniste radical, le programme de l’hôtel Biltmore (mai 1942)
Le 11 mai 1942, l’organisation des sionistes américains, réunie à New York, adopte le Programme de l’Hôtel Biltmore, présenté par Ben Gourion, président du comité exécutif de l’Agence juive : formation d’un État juif sur toute la Palestine, dans le cadre du Commonwealth, création d’une armée juive, retrait du Livre Blanc et immigration illimitée contrôlée par l’Agence juive.
En novembre 1942, ce programme, qui va beaucoup plus loin que la Déclaration Balfour, est ratifié par l’exécutif juif palestinien à Jérusalem, et devient la politique officielle du sionisme mondial. Le programme se distingue des précédents par son style incisif et son ton tranché, mais surtout par la radicalité de ses propositions.
Si par bien des côtés, il semble que ce soit Jabotinsky, qui a disparu en 1941, qui l’emporte1Ben Gourion s’écriait dix ans auparavant : « Nous n’accepterons pas, ni maintenant ni dans le futur, la domination d’un groupe national sur un autre. Pas plus que nous n’acceptons l’idée d’un État juif qui pourrait finalement signifier la domination juive sur les Arabes. » Mais il a évolué ! , c’est l’évolution de la stratégie et de l’action de Ben Gourion dans les années trente qui trouve ici sa consécration. C’est lui qui est à l’origine de l’initiative de la section américaine de l’Organisation sioniste.
L’inquiétude est d’autant plus renforcée chez les Arabes palestiniens que les partisans du fédéralisme ou du binationalisme, comme la puissante fédération de kibboutzim de l’Hachomer Hatzair (La Jeune Garde), sont affaiblis et que le parti communiste – la seule formation qui compte encore des représentants des deux communautés – ne peut échapper à la scission en mai 1943, avec l’exclusion de « ses adhérents sionistes » !
Dès 1943, un programme qui intègre la lutte armée est en place pour la réalisation des décisions de New-York. Les sionistes recherchent l’appui des États-Unis, ce qui marque un tournant stratégique fondamental dans la construction de l’État juif. Mais, sur le conseil du chef d’État-Major, le général Marshall, qui craint de fâcheuses réactions arabes dans le déroulement de la guerre, Washington refuse pour le moment de s’engager dans cette voie. Le fait important était cependant que les États-Unis s’étaient prononcés en faveur des décisions adoptées à l’hôtel Biltmore.
Une trêve des actions antibritanniques
Dans l’immédiat, les deux principaux groupes armés, la Haganah et l’Irgoun Zwaï Leumi (« Organisation militaire nationale »), créés juste avant la guerre et toujours clandestins, décident, dès septembre 1939, de mettre un terme provisoire à leur combat contre l’autorité mandataire britannique. Ils arrêtent toutes les violences contre elle tant que durerait la guerre contre l’Allemagne.
La Haganah organise, en mai 1941, le Palmach, une unité de choc qui va soutenir les Britanniques au Liban et en Syrie et protéger les voies de communication.
Seuls quelques irréductibles poursuivent le combat pour chasser les Anglais de Palestine en rejoignant le Lehi, ou « Groupe Stern », du nom de son fondateur, Abraham Stern, un instituteur venu de Pologne, tué par la police anglaise le 12 février 1942. Le 6 novembre 1944, ce groupe réussit à abattre, au Caire, Lord Moyne, ministre résident britannique pour le Moyen-Orient, accusé d’avoir torpillé les efforts pour sauver les Juifs hongrois.
À cette date, la violence reprend de l’ampleur, les Britanniques systématisant une traque de l’immigration clandestine qui devient insupportable aux yeux d’une communauté juive qui n’ignore plus le destin de ceux qui sont restés dans l’Europe nazifiée.
Le 27 janvier, les États-Unis avaient avisé les sionistes qu’ils useraient de toute leur influence pour ouvrir les portes de l’immigration juive en Palestine et qu’ils feraient également tout leur possible pour faire admettre l’existence d’un État juif. Pourtant, au début de l’année 1944, l’Irgoun révise sa position et recommence à se battre contre les Britanniques.
Les dirigeants sionistes qui avaient exprimé leur horreur après l’assassinat de Lord Moyne et proposé leur collaboration étaient dépassés par une radicalisation stimulée par le blocage de l’immigration. Au mois d’octobre 1945, se jugeant trahies par les Britanniques, les organisations sionistes s’unirent… Une nouvelle guerre commençait.
L’assourdissant « silence des nations » et ses conséquences
Malgré tous les efforts de dissimulation des nazis, la « Solution finale » n’a pas été un secret bien gardé.
Dès le début de 1942, des rescapés des camps, des Allemands comme Kurt Gerstein – ce lieutenant SS dont le parcours a été retracé par Costa-Gavras (« Amen ») – des diplomates, la Résistance polonaise, les services secrets… fournissent d’abondantes informations aux organisations juives, au Vatican, à la Croix-Rouge et aux Alliés. Personne ne semble mesurer l’ampleur du drame, les démocraties contribuant même à étouffer « le terrifiant secret ».
L’Agence juive – informée pour sa part de manière précise par le représentant du Congrès juif mondial en Suisse, Gerhardt Riegner – transmet les informations, mais en minimise la portée. Est-ce pour ne pas accabler les communautés juives et préserver un ultime espoir ? En fait, les dirigeants sionistes ne l’invoquent plus souvent que pour justifier le bien-fondé de leur action… en Palestine.
Quant à la Croix-Rouge, piégée par des visites de « camps modèles » (Theresienstadt), elle reçoit cependant de nombreuses informations par ses correspondants. Elle hésite à condamner publiquement les massacres, comme elle avait condamné en 1918 l’usage des gaz. Finalement, elle opte pour une action discrète bien peu efficace et se préoccupe beaucoup plus du sort des prisonniers de guerre.
L’Église catholique enfin est particulièrement bien informée, en particulier par le clergé polonais et le nonce de Slovaquie. Pie XII, dans son message de Noël 1942, condamne les violences subies « en raison de la nationalité ou de la race » mais se refuse à être plus précis. Mais pour lui, toute mise en cause du nazisme doit s’accompagner d’une dénonciation symétrique du communisme, ce qui exclut toute condamnation du génocide. Il ne fait rien quand les Juifs et Juives du ghetto de Rome sont déporté·es fin 1943 et se décide à intervenir en 1944 quand les Juifs et Juives hongrois·es sont à leur tour menacé·es, mais là encore avec une prudence hors de propos.
Les Alliés vont, dans un premier temps, juger les informations qui leur parviennent non fondées. Ils craignent une manœuvre de la propagande allemande (qui dénonce en permanence leur inféodation à la finance juive). Mais quand les informations sont confirmées, c’est une véritable conspiration du silence qui se noue. Indifférence du public ? Désir de privilégier des objectifs purement militaires ? Peur de réactiver un antisémitisme latent ? Absence de réelle volonté de sauver le peuple juif ?
Ni l’Angleterre ni les États-Unis ne sont disposés à accueillir sur leur sol des milliers de réfugiés supplémentaires : la conférence des Bermudes, en avril 1939, produit aussi peu de résultats que celle d’Évian en juillet 1938. Les procédures d’immigration ne sont pas modifiées et les tentatives de négocier le départ de certaines communautés (en particulier les Juifs de Slovaquie en 1942 avec le « plan Europe ») échouent faute de réelle motivation. En janvier 1944, Roosevelt crée un Comité pour les réfugiés de guerre (War Refugee Board), évitant d’utiliser le terme juif alors que 85 % des fonds viennent d’une organisation juive américaine (Joint Distribution Committee). Son activité est ralentie faute de bateaux… alors que 425 000 prisonniers de guerre de l’Axe sont amenés aux États-Unis ! Pour Wyman, Roosevelt – bénéficiant d’emblée du soutien des Juifs et Juives américain·es – veut surtout se gagner les faveurs des « nativistes »2https://www.wikiwand.com/fr/Nativisme_(politique) et autres « restrictionnistes » de l’immigration…
Certes, les contemporains peuvent difficilement comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de massacres de masse, aucun repère intellectuel ne permettant de penser un crime visant à priver tout un peuple de son humanité. Il n’empêche cependant que, pour les rescapés du génocide, la question du « plus jamais ça » revêt maintenant une urgence que la découverte concrète des camps d’extermination, à partir de janvier 1945, va amplifier.
De même que les Arabes se mettent à fonder leurs espoirs de résolution des problèmes en suspens au Proche-Orient sur l’action américaine, les Juifs et Juives – à commencer par Ben Gourion – sont arrivé·es à la conclusion qu’ils n’ont rien à attendre des Britanniques et que dorénavant, il leur faut s’appuyer sur la section américaine du mouvement sioniste et sur le poids du gouvernement américain. Vu du Moyen-Orient aussi, l’Europe a bien cessé d’être le centre du monde.
La légitimation tragique du rêve d’un État juif
À partir de 1945, la libération des camps d’extermination nazis par l’Armée rouge et les armées alliées entraîne la diffusion des informations et des images relatives à la « solution finale » mise en route par les Nazis. Le choc ainsi provoqué tend à rendre de larges fractions de l’opinion internationale – notamment en Europe et en Amérique du Nord – favorable au projet sioniste et confère une légitimation tragique au rêve d’un État juif.
Celui-ci s’impose, en quelque sorte, comme la réparation évidente et urgente du massacre des juifs, et le moyen le plus approprié de régler le problème juif dans le monde. « Qui peut garantir que ce qui nous est arrivé en Europe ne se reproduira pas ? La conscience humaine […] peut-elle se libérer de toute responsabilité dans cette catastrophe ? Il n’y a qu’une sauvegarde : une patrie et un État » déclarera Ben Gourion devant l’UNSCOP (en juillet 1947).
Dès janvier 1944, rompant avec la trêve de septembre 1939, l’Irgoun avait d’ailleurs lancé un appel à la révolte contre le régime britannique en Palestine « qui a honteusement trahi le peuple d’Israël… Nous exigeons le transfert immédiat du pouvoir en Israël à un gouvernement provisoire hébreu ».
De plus, en août 1945, Ben Gourion l’emporte sur Weizmann à la conférence sioniste mondiale qui pose le principe suivant « La vaste majorité du peuple juif à travers le monde ressent qu’elle n’a aucune chance d’être libérée de la peur tant que le statut des Juifs, comme individus et comme nation, n’aura pas été rendu égal à celui de tous les peuples normaux, et que l’État Juif en Palestine n’aura pas été établi ».
Et, profondément déçu par l’attitude des travaillistes anglais en qui il forgeait de grands espoirs, il en appelle à la résistance armée contre le Livre Blanc. Malgré celui-ci, 100 000 juifs environ ont gagné, plus ou moins clandestinement, la Palestine entre 1939 et 1945, la population juive passant de 400 000 à 553 000, tandis que les Arabes croissent de 989 000 à 1 240 000.
Pour obtenir la liberté d’immigration, l’Organisation sioniste se tourne vers les États-Unis qui, la guerre terminée, deviennent ouvertement favorables à la création d’un État Juif (voir supra).
À Washington, on est naturellement sensible à l’important lobby électoral que représente la communauté juive des États-Unis, et on y voit un moyen, à travers le recul britannique, de développer l’influence américaine au Moyen-Orient.
L’Union soviétique pour sa part – bien qu’hostile au sionisme en tant que tel – soutient également les efforts des sionistes pour créer un État juif en Palestine. Ce nouvel État est susceptible de devenir un ferment révolutionnaire favorable à l’émancipation des peuples arabes et à l’influence soviétique dans la région, cette attitude entrant dans la logique de la lutte contre l’impérialisme britannique dans la région.
La formation de la Ligue arabe en revanche – soutenue par les Anglais – semble donner une certaine unité et une espérance d’efficacité à la position arabe maintes fois exprimée : pas d’État juif, mais une Palestine arabe indépendante où les juif·ves trouveront leur place selon des modalités à définir. Le Comité réuni à Alexandrie le 7 octobre 1944 pour préparer la naissance de la Ligue, rappelle qu’« il ne regrette pas moins que quiconque les malheurs qui ont été infligés aux Juifs d’Europe par les États dictatoriaux européens. Mais la question de ces Juifs ne devrait pas être confondue avec le sionisme, car il ne peut y avoir de plus grande injustice et d’agression que de régler le problème des Juifs d’Europe par une autre injustice ». S’il y a un État juif, la Ligue arabe annonce clairement que ce sera la guerre.
Le problème est plus inextricable que jamais.
………..
[…] Pour lire la suite : « La Palestine mandataire (1920-1947) » 7/7
Notes
- 1Ben Gourion s’écriait dix ans auparavant : « Nous n’accepterons pas, ni maintenant ni dans le futur, la domination d’un groupe national sur un autre. Pas plus que nous n’acceptons l’idée d’un État juif qui pourrait finalement signifier la domination juive sur les Arabes. » Mais il a évolué !
- 2https://www.wikiwand.com/fr/Nativisme_(politique)