Nous devons tenter de comprendre pour quelles raisons les décisions prises en France depuis le 12 juillet et aussi en Europe selon des variables similaires provoquent une réaction politico-sociale réelle (et peut-être durable) avec des aspects très inquiétants. Il y a probablement de multiples facteurs qui se coagulent dans un mélange déroutant, en dehors des canaux d’expression habituels du mouvement social, du syndicalisme (même si des syndicats appellent, ou des syndicalistes), des associations, ou de la gauche politique. Ce n’est pas la première fois que nous nous retrouvons dans un tel contexte, mais c’est une raison de plus pour en comprendre les ressorts :
– il y a bien sûr pour certains un refus ou une très grande méfiance des vaccins, sous-tendue par des arguments rétrogrades anciens et préexistants ;
– il y a une suspicion de manipulation des Etats par les multinationales pharmaceutiques assoiffées de profit (et qui ont font en ce moment) ;
– il y a une perception du passe sanitaire comme attentatoire aux libertés fondamentales (débat qui a déjà eu lieu sur l’application « anti-covid », et lancé au printemps 2020 par des associations telles que la Quadrature du net ) ;
– il y a les menaces très graves de ruptures du contrat social, des pertes de salaires et des licenciements.
– il y a bien sûr la tentative opportuniste de l’extrême-droite de coiffer ce mécontentement populaire, encore limité, mais réel (des chiffres manifestants supérieurs aux appels intersyndicaux depuis mars 2020). Nous avions déjà connu cela au début du mouvement Gilets jaunes, mais cette fois l’emprise d’extrême droite est plus vaste et assumée.
Toute cela révèle la profondeur de la crise de la conscience politique « progressiste », et un désarroi terrible. Néanmoins, ce ne sont pas d’abord des manifestations d’extrême-droite, mais bien davantage « spontanées », ce qui est plus alarmant encore. Ces mobilisations semblent par ailleurs se propager en Europe : Allemagne, Italie…
Un traumatisme international
La raison principale de cette montée de la rue réside dans une attitude systématiquement non démocratique et autoritaire des pouvoirs en place, en conformité avec l’autoritarisme néolibéral dominant.
Celle-ci provoque une rupture de l’acceptabilité collective, après des mois de patience dans le confinement, et face à un danger totalement « autre » et inconnu. Nous sommes face à une fracture du lien civique qui fait qu’une société se solidarise et se renforce dans une épreuve, et ne se fragmente pas dans des tensions inter-collectives voire interpersonnelles, un ressentiment généralisé, et même tendanciellement des violences entre proches. Ces situations ont déjà été anticipées dans des fictions (films, romans) ou des essais de prévisions de réactions collectives non maitrisées lorsque plus aucun lien habituel ne calme l’angoisse et la peur.
Il convient bien sûr de raisonner d’abord sur un plan international. Le surgissement du COVID constitue un coup d’arrêt brutal à la marche du monde néolibérale, sûre d’elle et triomphaliste. La crise sanitaire n’est probablement pas passagère. Il y a une ouverture des vannes qui structuraient la mondialisation dans un ensemble contrôlable et sans fin : marchandisation à tout crin et sans limite, saccage de la nature, glorification irraisonnée dans la technique qui quel que soit le problème permettra de sauver le système et ses lois de fonctionnement (voir comment il y a une réorganisation en cours des choix d’investissement et de technologie en fonction de la crise climatique). Or le néolibéralisme dominant est structurellement incapable, dans ses modes de « gouvernance » incivique, de produire une appropriation collective des réponses nécessaires. Les réflexes solidaires sont menacés de ruine, face aux urgences de toute nature, s’ils ne sont pas soutenus fortement. Le mouvement ouvrier international est trop affaibli pour produire un contre-discours et une action rapidement efficaces. D’autant que deux réponses encore pires que celles du « centre néolibéral » mondial (l’Europe, les USA Biden) sont mises sous les projecteurs des médias : celles des gouvernements irresponsables et criminels (type Bolsonaro, voire Modi), et celles (certes cette fois apparemment « efficaces ») d’une militarisation de la société (Chine). Nous vivons donc une expérience internationale inédite : comment faire face à un danger imprévu car ne pouvant pas et ne devant pas surgir dans le monde où c’est l’homo économicus hyper rationalisable qui régit tout (malgré quelques soubresauts tels que…les subprime).
Sentant que les pouvoirs en place sont en partie paniqués et sans solution rapide, il y a dans la population une réaction d’autodéfense devant des actes d’autorité redoublée, qui ne prouve pas son efficacité rapidement. Le résultat scientifique remarquable autour des vaccins surgit en même temps que la mesure moyen-âgeuse du confinement, pourtant seul moyen au départ de sauver la société de centaines de milliers de victimes. Mais ce tâtonnement normal entre la technologie médicale la plus innovante et la préservation provisoire de la santé par simple barrière physique, à l’heure des échanges sociaux circulant à la vitesse électronique, ne peut être admis massivement que s’il y a une véritable appropriation et éducation populaires de l’état de l’art en matière de santé et de soin. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit jusqu’ici. On a dit au peuple : croyez-nous, on maîtrise (à chaque tournant brusque, c’est ce que nous avons entendu). Mais le « peuple » ne veut pas croire sur parole, il a besoin de comprendre, de savoir, et même (certes insuffisamment jusqu’ici) de coparticiper. C’est ce qui est implicitement résumé dans le cri (certes ambigüe) : « Nous ne sommes pas des cobayes » (ou des moutons).
A l’échelle internationale, il y a donc besoin qu’une voix forte réaffirme un constat et une exigence :
* Il y a la nécessité d’une vaccination mondiale et (quasi) universelle si on ne veut pas que plusieurs variants de type « delta » ne finissent par anéantir en quelques semaines ou mois les avancées anti-covid enregistrées dans telle ou telle région du monde, ou continent (exigence 1). Or c’est bien ce qui menace si les inégalités d’accès aux vaccins restent aussi scandaleusement criantes.
* ce qui implique la levée des brevets sur les découvertes vaccinales, et donc l’implication des mobilisations (ONG, associations, syndicats, partis…) vers les autorités mondiales (quelles qu’elles soient : ONU, OMS, Europe…) pour porter ce combat (pétition mondiale) contre les firmes et les Etats (exigence 2).
Le mur antidémocratique
En France, le système de pouvoir « 5ème République » concentré autour d’un seul homme n’ayant de compte à rendre à personne (sauf pour sa réélection) finit par provoquer un blocage et un raidissement d’une partie de la société, lorsqu’il y a trop d’accumulation de décisions non délibérées. Il y une éthique de la santé personnelle et collective, jamais isolée, mais encastrée dans des contextes sociaux et culturels. On ne peut pas réduire les personnes à des intimités suspectées, menacées de sanctions s’il n’y a pas adhésion à la contrainte publique unilatérale.
Liberté et démocratie sont des exigences essentielles, mais imbriquées. La liberté est à la fois individuelle et collective, mais elle a besoin d’être définie dans un choix collectif, une « chose commune » qui rassemble. L’appropriation démocratique libère par des choix débattus, acceptés (incluant des limites) ou refusés, mais délibérés dans des procédures. La non démocratie ne libère que l’instinct, le ressentiment.
Il y avait donc d’autres méthodes possibles, que les premières réactions citoyennes et sociales laissaient entrevoir depuis mars 2020 :
– dans la première phase (printemps 202), on a pu observer une disponibilité d’une partie de la population à s’impliquer dans la solidarité, l’auto-organisation : évidemment l’engagement des soignants, mais aussi les initiatives de quartiers, la visite aux voisins, la relance de fabrication des masques (par couture ou usines), l’invention du monde enseignant et des élu-es locaux. Il aurait suffi de dire : on vous encourage en vous donnant des moyens. Mais non.
– dans les mois qui ont suivi, la société, tout en étant marginalisée dans ses réactions, a fait face dans une sorte d’entrée en léthargie face à la non reconnaissance de ses capacités (avec cependant des crises locales). Chacun observait en plus que le pouvoir alternait entre le discours merveilleux des « jours heureux » (fin du printemps 2020) sans prévision des suites, et le retour du bâton face aux « nouvelles vagues » (où Macron se faisait épidémiologiste en marginalisant son propre conseil scientifique qui lui avait pourtant conseillé d’en appeler à l’initiative citoyenne). Il ne faut pas s’étonner trop si la passivité encouragée par l’Etat surprotecteur s’est traduit par une passivité politique électorale.
– Fin du printemps 2021, on distille à nouveau en haut lieu l’encouragement aux vacances, à la liberté retrouvée et aux mœurs bien « françaises » (retour sur les terrasses), mais le variant delta est le plus fort. Nouveau virage à 180° (discours du 12 juillet). Alors c’en est trop ! Le seuil de tolérance face à l’arrogance est atteint. Quand on cultive l’irresponsabilité collective, on récolte l’irrationnalité collective. Avec un mélange social explosif, dont tout et n’importe quoi peut sortir : un vrai refus normal des atteintes au Code du travail, étayé par une ambiance idéologique libertarienne ou complotiste, ce qui est un comble. Bref la pire confusion.
Ce que peut l’Etat, ce que peut la société
Au-delà des spécificités du personnage Macron, et si on raisonne plus largement, il y a un vrai débat sur la tension ou la dialectique entre l’action des pouvoirs publics (Etat) et celle de la démocratie citoyenne, si celle-ci était encouragée.
L’Etat est bien sûr décisif, mais pour quoi exactement ?
L’Etat est décisif pour :
– alerter la société sur la situation mondiale (exigence 3), et singulièrement sur l’utilité nécessaire des institutions de type OMS en ne cachant pas leurs limites.
– financer la recherche (exigence 4) et au besoin prendre un contrôle collectif sur les entreprises pharmaceutiques et les laboratoires de recherches (exigence 5), afin de contraindre à des choix collectifs.
– soutenir le service public hospitalier (exigence 6) : embauches planifiées, salaires, soutien à l’auto-organisation des personnels.
– dégager des moyens logistiques (masques, acheminement des vaccins, etc.) (exigence 6)
Mais l’Etat doit encourager et organiser la démocratie sanitaire et citoyenne (exigence 7), et ne pas prétendre tout savoir à la place des élu-es (députés, territoires), des chercheurs, des médecins et personnels médicaux, des syndicats, des associations.
Cela signifie que la population peut s’emparer du débat sanitaire, et être encouragée à l’être. Parce que la santé publique repose sur une implication individuelle et collective, une motivation psychologique, un désir d’agir (l’expérience du SIDA l’a montré).
Cela implique d’assumer le débat démocratique et contradictoire, certes facteur potentiel d’angoisse (voire aussi de confusion), mais à terme moins grave que la verticalité du pouvoir décisionnel dont les résultats sont discutables tous les trois mois. Plus on retarde le moment démocratique éclairé, plus on accélère le moment explosif sans rationalité.
Une autre politique possible
Une vaccination pour tous et toutes doit être légiférée, y compris contrôlée (passe), mais préparée (exigence 8). Elle ne doit pas remettre en cause les acquis sociaux (rupture du contrat de travail, licenciement) mais s’appuyer sur la persuasion par étapes. Bien sûr, cette préparation démocratique arrive toujours trop tard quand elle n’est pas anticipée. « En haut », on va nous dire : on n’a plus le temps, il faut faire vite, le variant arrive ! Oui, mais la perte de temps démocratique se verra compensée par le gain de santé sociale et psychologique. C’est une course de vitesse.
Il était et il reste possible de :
– faire confiance à la délibération collective, partout et sous toutes ses formes (voir exigence 7 ci-dessus).
– donner au Parlement les moyens de travailler (exigence 9) réellement, avec du temps et en retirant de l’ordre du jour tous les textes explosifs et toutes les mesures antisociales (assurance-chômage, retraites…) afin de sécuriser le travail des députés, mobiliser la société.
– Redonner la même confiance et latitude aux assemblées territoriales (exigence 10) : communes, départements, régions. Encourager la mise en place de conférences citoyennes délibératives.
– Organiser le débat public sur les questions scientifiques et sur la santé (histoire de la vaccination, ses succès) par les moyens audio-visuels nationaux (exigence 11), y compris en assumant le caractère évolutif (et parfois incertain) des avancées de la recherche.
– Redonner des droits et du pouvoir aux syndicats et aux associations (exigence 12), afin qu’elles/ils jouent un rôle dans la campagne de vaccination sur le lieu de travail. Permettre des assemblées du personnel pour délibérer dans les entreprises avec des chercheurs et médecins. Relancer totalement les Comité d’hygiène et sécurité-conditions de travail.
– Redonner à l’assurance-maladie (exigence 13) et la Sécurité sociale le moyen de suivre les étapes de vaccination des assurés (par un suivi informatique et personnalisé, y compris avec des brigades aux pieds des immeubles dans des quartiers), petits et grands, personnes âgées.
Août 2021.
Jean-Claude Mamet