La Sécurité sociale de l’alimentation consiste à créer de nouveaux droits sociaux visant à assurer conjointement un droit à l’alimentation, des droits aux producteurs d’alimentation et la protection de l’environnement. Notre camarade Danièle Mauduit essaie de répondre aux objections énoncées par Pierre Khalfa dans « La SSA, bonnes intentions mais… /5 »

Sécurité Sociale de l’Alimentation : quelles sont les bonnes solutions ?

Par Danièle Mauduit. Le 5 décembre 2023

Le titre choisi par Pierre Khalfa « les bonnes intentions ne font pas les bonnes solutions » a ce parfum de paternalisme désuet de l’expert qui remet à leur place les initiateur·rices et porteur·euses du projet.

Un approche politique

Ceux-là, celles-là, paysan·nes, agronomes, militant·es humanitaires, confronté·es à la réalité violente et mortifère de la malbouffe des pauvres et de la marginalisation de l’agriculture paysanne écologique au profit d’un complexe agroalimentaire dont l’État est membre à part entière n’ont pas réduit la question à son aspect financier. Ils n’ont pas sous-estimé les résistances de l’agro-industrie contre laquelle ils mènent un long combat.

Ils se sont dotés, par un très riche travail d’études et de réflexion collective, d’outils d’analyses des réalités sociales, économiques et écologiques des chaînes alimentaires et de mises sur pied d’initiatives construites avec les acteur·rices concerné·es.

Ils en ont tiré deux conclusions :

  1. Le travail des paysans bio pour améliorer l’offre, malgré ses réussites économiques et écologiques, a été annihilé par une marginalisation de leurs efforts et un soutien sans failles (normes, subventions…) de l’État comme de l’Europe à l’agriculture industrielle et plus largement au complexe agro-industriel, encourageant l’agrochimie, le machinisme, la robotique, le numérique, la génétique… et la concentration des terres.
  2. Cette marginalisation est liée, au moins en partie, à la structure de la consommation de l’alimentation bio contrainte dans une niche non extensible de consommateurs solvables et militants ; de l’échec de leurs actions pour développer l’offre bio à la loyale et de la volonté de rendre effectif le droit à l’alimentation est née l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation.

D’emblée, ils ont développé une approche politique reposant sur la socialisation de l’alimentation et sur la démocratie alimentaire.

Un droit impensé

Dans les arguments de Pierre Khalfa, la notion de droit est largement impensée. Un droit est applicable à tous et toutes. Par définition.

Ce droit à l’alimentation a été affirmé en 1996 au sommet mondial de l’alimentation. Or si tout le monde recevait 150 € par mois, le caractère incompressible de cette somme mettrait fin à la variable d’ajustement que devient la nourriture dans les ménages à faibles revenus à la fin du mois. Elle permettrait de sortir de l’aide alimentaire devenue un débouché structurel de l’agro-industrie et d’accéder à une nourriture saine et choisie apportant santé et plaisir dans les assiettes.

Trop cher ? Selon la FAO, l’ensemble des coûts cachés de notre système agroalimentaire s’élève à 177 milliards de dollars en France.  Et malgré ça, un Français sur trois  n’a pas accès à une alimentation saine en quantité suffisante pour manger trois repas par jour.

Le financement

Parmi les obstacles majeurs qui s’opposeraient à la SSA, Pierre Khalfa souligne la question du financement.

Le financement socialisé assuré par une cotisation sociale prélevée sur la valeur ajoutée de l’économie, produite par le travail, ne serait que reprise des richesses captées illégitimement par les détenteurs de capitaux qui décident du contenu de nos assiettes.

Ce que propose Pierre Khalfa, c’est une politique pour les pauvres dont on connaît les conséquences désastreuses en termes de discriminations, de frustrations qui alimentent le racisme anti-pauvres et anti-immigré·es.

Son argument sur le fait que les riches laisseraient ça de côté… Vous connaissez des riches qui refusent les allocations familiales ? Qui refusent de se faire rembourser la part sécu de leurs soins ? Peut-être Bernard Arnaud… Par contre, les riches soulageront leur conscience en cotisant plus !

La Valeur Ajoutée du seul secteur capitaliste marchand représente un peu moins de 1200 milliards €. Les cotisations sociales (salariales et patronales) représentent 340 milliards soit environ 28 % de la VA. Les profits représentent 350 milliards, soit un peu moins de 30 % de la VA. Le reste va aux salaires nets, environ 40 %. Prendre 120 milliards sur ces 350 milliards n’est donc pas impossible, économiquement parlant.

Une approche comptable

L’approche comptable de Pierre Khalfa soulève d’autres interrogations.

Le déficit de la sécurité sociale est dû à la construction programmée « du trou de la Sécu » destiné à casser cette sécurité sociale gérée par les travailleurs de 46 à 67 et capable d’assurer du mieux vivre à tous·tes sans versement d’intérêts bancaires ni de dividendes.

Les déficits de la Sécurité sociale sont liés aux crises du capitalisme qui génèrent du chômage, donc une baisse des recettes et des besoins sociaux accrus : c’est le caractère contracyclique de la Sécurité sociale : en 2008-2009, le déficit de la Sécurité sociale a plus que doublé du fait des conséquences de la crise des subprimes aux États-Unis !

La seconde cause du « déficit de la sécu » est le choix de l’État depuis les années 80 de favoriser les entreprises privées lucratives dans le cadre de sa politique de l’offre en s’attaquant au supposé « coût du travail ». Ceci affecte la sécurité sociale : d’une part, la rémunération du travail évite la forme salariale au profit de modalités non soumises à cotisations sociales (primes, intéressement, participation) d’autre part en encourageant l’emploi non salarié (stages, apprentissage, auto-entreprenariat…) et par une politique massive d’exonérations qui, de plus, encourage les bas salaires. Cf. N. Da Silva, « la bataille de la Sécu ».

En remettant dans le débat public l’intérêt émancipateur de la cotisation sociale, associée au pouvoir de gestion des cotisants, la SSA redynamise l’exigence d’un vaste secteur assurant des biens humains fondamentaux soustrait à la sphère marchande. Cela fait partie du combat des idées, base d’un nouveau rapport de force.

Les conditions du financement de la sécurité sociale reposaient après-guerre sur le partage des gains de productivité et la croissance économique, nous dit Pierre Khalfa. Il convient de compléter ces éléments par deux remarques. D’une part, cette croissance a été nourrie par le mieux vivre du monde du travail grâce à la sécurité sociale, au développement du secteur public au détriment des entreprises privées. D’autre part, à quel prix a-t-elle été assurée? « le pillage du tiers-monde » et l’ignorance des limites planétaires pour satisfaire les intérêts privés. D’autres voies possibles ont été marginalisées.

Un choix pour la transition

Depuis, la donne a changé. Le productivisme est contesté pour ses dégâts, impossibles à cacher. La SSA propose une agriculture agroécologique qui lie sciences de l’écologie et pratiques agronomiques. Le nombre de paysans nécessaire pour impulser cette transition agricole est évalué à un million supplémentaire.

Aujourd’hui, nous consommons en sept mois ce que la planète peut reproduire en un an. Comment parier encore sur la croissance ? Ce ne serait pas raisonnable !

La question est : de quoi avons-nous besoin pour bien vivre dans la dignité de chacun.e et en tenant compte des limites planétaires ? Ce sont des contraintes nécessaires, juste si nous voulons garder la planète habitable. Je n’ai pas besoin n’est pas d’un monde pucé et bourré d’applis pour savoir ce que j’ai dans mon frigo. Ce dont j’ai besoin, c’est seulement de produits sains obtenus dans le respect des écosystèmes et des producteurs.

Ne nous trompons pas, si ce n’est le modèle soutenu par la SSA que nous mettons au cœur de nos combats, qu’est-ce qui nous attend ? Macron est fasciné par la transition fondée sur la technologie, inscrite dans la visée transhumaniste, déclinée par la convergence Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information et de la Cognition. Avec la mainmise des firmes transnationales sur nos vies et, dans ce cas, sur les chaînes alimentaires.

Un autre changement à prendre en compte est la place de l’entreprise ou plus précisément des détenteurs de capitaux qui, ayant pris le pouvoir, imposent les droits du commerce et du capital au détriment des droits humains et du respect du vivant.

La contre-offensive du privé des années 80, à toutes les échelles, a fait sauter les solidarités, les conquis sociaux, refusant toutes limites à sa rapacité, à sa jouissance destructrice, à sa volonté de toute puissance.

Un combat contre le productivisme

Dans le domaine agricole et alimentaire, ses choix augmentent la capitalisation des exploitations les rendant inaccessibles aux agriculteurs. Car ce système productiviste imposé dévore ses propres enfants : de plus de 7 millions de paysans au lendemain de la guerre, ils sont moins 400 000 aujourd’hui. Si certains, aujourd’hui « gagnants », s’acharnent à s’agrandir et à se moderniser, un paysan se suicide tous les deux jours et il est, plus que la moyenne, victime des pesticides. Les enfants ne remplacent plus guère leurs parents sur la ferme.

Beaucoup d’agriculteurs sont captifs du système agro-industriel, « pionniers/cobayes de l’uberisation ». Sur un euro alimentaire, moins de sept centimes vont à l’agriculture. Les agriculteurs sont dépouillés de la valeur ajoutée qu’ils créent par leur travail et livrés à l’arbitraire d’une aide conditionnelle dont la plus grande partie est liée au nombre d’hectares possédés.

Or, les agriculteurs sont des professionnels qui voudraient voir leur travail reconnu et rémunéré à sa juste valeur : vivre de leur travail et non d’une aide. La SSA, en garantissant des débouchés, en permettant lisibilité et rémunérations correctes à ceux qui s’y engagent, leur offre une issue de secours, allège la pression de l’agroalimentaire sur eux.

Cela n’enlève rien au formidable combat à mener contre la coalition au sein du complexe agroalimentaire par une politique de cogestion – État – FNSEA – dominée par les intérêts de l’agroindustrie cf Rousseau, qui succède, après l’intermède C. Lambert, à X. Belin, dirigeant, lui aussi du groupe Avril.

Ce combat est en cours, il est mené par l’ensemble du système agro-industriel qui utilise l’urgence écologique pour promouvoir une croissance verte, marchande et écocide. En face, la société civile multiplie les résistances et les initiatives alternatives, de plus en plus mobilisatrices.

De ces expériences est né un projet systémique porté par des associations, des collectivités. Un des lieux où se jouera ce combat sera les caisses locales de SSA lors du conventionnement. Il s’agira de déterminer les produits et circuits retenus. Comment les gens vont conventionner et qu’est-ce qu’ils vont conventionner ? Certes, il y aura des critères, et on suppose que si c’est la population, et non plus les agro managers, qui décide de la production alimentaire, elle ne va pas s’engager dans une démarche qui l’empoisonne et qui empoisonne son environnement. Et on peut lui faire un peu confiance pour réfléchir les transitions nécessaires.

D’où le choix de parier sur les capacités et l’énergie du peuple !

Pierre Khalfa analysant le projet, principalement sous l’angle financier, développe des arguments dissuasifs à l’encontre de la SSA, qu’il voudrait réformer au risque de la dénaturer, il serait intéressant de connaître « ses bonnes solutions ».


Sources :

« Reprendre la terre aux machines », Atelier paysan- Anthropocène Seuil – mai 2021

« Observations sur les technologies agricoles », Atelier paysan- Petite bibliothèque paysanne juillet 2021

« La bataille de la Sécu », Nicolas Da Silva – la fabrique octobre 22