« Nous demandons le retrait du projet de loi sur la censure des sources scientifiques »

Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein, membres des Brigades éditoriales de solidarité et du collectif des éditions Syllepse, ont coordonné en France le recueil des signatures pour l’appel « Nous demandons le retrait du projet de loi sur la censure des sources scientifiques ». Ils répondent aux questions de Pierre Cours-Salies.

Pourquoi cet appel et d’où émane-t-il ?

Il nous a été envoyé par nos amis de Sotsialanyi Rukh (Mouvement social). C’est une réponse à l’offensive des hypernationalistes  qui veulent une Ukraine homogène sur le plan ethnique et linguistique. La gauche ukrainienne met au contraire en avant l’idée d’une « nation ukrainienne multiethnique ».

Quel est le statut du russe dans le pays ?

Il n’est pas inutile de le rappeler : sur la question linguistique, la Constitution de 1996 proclame à la fois que la langue officielle est l’ukrainien et qu’elle garantit « le libre développement, l’utilisation et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales ». Il y a eu évidemment des anicroches à ces principes, mais l’édifice linguistique est bien celui-là. Et c’est ce que veulent détruire les hypernationalistes.

Il reste que le russe est la langue d’usage d’une partie de la population. Par exemple, à Kherson, des habitants ont accueilli l’armée ukrainienne en lançant des cris de joie en russe. Cet usage est aussi, en partie, car il faut être nuancé, celui des couches populaires qui sont sous occupation russe et qui résistent à l’envahisseur.
Prendre en compte tous ces éléments oblige à ne pas avoir une politique univoque.

On entend cependant des voix s’élever contre l’usage du russe ou pour boycotter les artistes russes

C’est la guerre. Il faut à la fois défendre la nation multi-ethnique ukrainienne et ne pas sombrer dans le chauvinisme. De la même façon qu’il y a des nations dominantes et des nations dominées – ce qui exige des politiques particulières –, le russe est aujourd’hui la langue des envahisseurs. C’est d’ailleurs de longue date la langue de l’oppresseur. Des Ukrainiens parfaitement bilingues refusent désormais de s’exprimer en russe. C’est une forme de résistance au quotidien. Quiconque parlant le russe et a voyagé en Hongrie ou en Tchécoslovaquie dans les années 60-70 et qui demandait son chemin en russe a été confronté à des gens qui faisaient semblant de ne pas le comprendre. Il faut faire la différence entre cette posture – qui fait penser à la résistance muette du Silence de la mer de Vercors– et son instrumentalisation par un hypernationalisme ethnique et uniformisant.

D’un autre côté, lorsque nous avons interrogé le groupe punk radical et antifasciste ukrainien Cios, ils nous ont dit qu’ils continueraient à chanter en russe pour pouvoir s’adresser à la jeunesse populaire ukrainienne. Pour autant, ils chantent aussi en ukrainien. Un autre groupe nous a dit qu’ils ne chanteraient plus en russe, ce qu’ils faisaient avant le 24 février. Le groupe féministe Bilkis ne veut plus rien avoir à faire avec le russe.

L’Ukraine est donc une terre du bilinguisme, comme la Catalogne d’une certaine façon

Effectivement, on y parle et on y enseigne plusieurs langues. Souvent les mêmes personnes parlent à la fois ukrainien et russe et utilisent l’une ou l’autre langue selon le moment. Il y a bien entendu des régions russophones où l’usage du russe est dominant. L’existence des russophones a d’ailleurs été instrumentalisée par la Russie pour justifier ses visées expansionnistes. Les partisans de Poutine un peu partout dans le monde lui ont emboîté le pas. Ce texte de loi, en plus d’être antidémocratique et imbécile sur le plan universitaire, apporte de l’eau au moulin du Kremlin.

Toutefois, il ne faut pas oublier que le bilinguisme passe par la défense et la promotion de la langue et de la culture ukrainiennes, longtemps réprimées. La Russie, tsariste puis stalinienne, a délibérément marginalisé et écrasé la langue ukrainienne. Soit en interdisant son usage, soit en persécutant et éliminant ses intellectuels, soit en censurant toute expression culturelle ukrainienne. L’homo sovieticus de la propagande, chère à nos staliniens de France, était en réalité un chauvin grand-russe. Encore en 1983, Moscou a lancé une campagne pour « améliorer » l’étude du russe dans les établissements scolaires d’Ukraine pour « assurer l’égalité dans la pratique courante », pour « renforcer l’amitié et de la fraternité entre les peuples d’URSS » et pour développer le « potentiel matériel et spirituel du peuple soviétique ». En conséquence, les examens de fin d’études devaient se dérouler en russe et, cerise sur les pirochki, des augmentations salariales étaient prévues pour les profs qui enseigneraient en russe. Le dissident ukrainien Leonid Pliouchtch parlait de «linguocide ».

Pour revenir à l’appel, qui a réuni plus de 400 signatures de plusieurs pays de chercheurs, de scientifiques et d’universitaires solidaires de la résistance ukrainienne, il ne faut pas se méprendre.  Il doit être lu avec la plus extrême attention. Ce n’est pas un texte contre le bilinguisme ou la politique linguistique de l’Ukraine. C’est un texte dirigé contre les nationalistes ultra qui veulent éradiquer l’utilisation du russe de la vie scolaire, universitaire et scientifique, et qui, de fait, affaiblissent la résistance ukrainienne.

Parmi les signataires de l’appel, il y a des universitaires qui sont au front et qui signent en précisant le nom de leur unité militaire, en plus de leur qualité universitaire.

Plus généralement, cet appel est un nouvel acte de résistance contre une nouvelle mesure réactionnaire du gouvernement ukrainien qui vient après les lois antisociales contre les droits des travailleurs adoptées précédemment. Un autre projet de loi en discussion vise au renforcement de la « discipline » dans l’armée que l’association des anciennes combattantes [du Donbass] dénonce, car il « démoralise l’armée ». Cette bataille contre la censure sur les sources s’ajoute donc à d’autres mobilisations progressistes en cours actuellement en Ukraine. Il nous faut toutes les soutenir.

Les signataires : https://www.syllepse.net/syllepse_images/signataires.pdf


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