Donner à voir ce que fut réellement la colonisation : un crime contre les peuples

Le 17 octobre 1961 fut longtemps un fait oublié, ne faisant pas partie de notre mémoire collective. Pourtant, ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens manifestèrent en soirée à Paris. Les forces de Police, alors sous l’autorité de Maurice Papon, réprimèrent avec une grande violence faisant 200 à 300 morts et disparus, raflant 11 000 Algériens, expulsant 1 800 d’entre eux.

Comment est-il possible qu’un tel massacre en plein cœur de Paris ait pu disparaître de la mémoire collective ?

Le pouvoir au plus haut niveau intervint pour que la vérité ne soit pas faite sur ce qui s’était passé. Il y eut la censure : le livre Ratonnade à Paris de Paulette Péju (éditions Maspero) est saisi dès novembre 1961. Les projections du film de Jacques Panijel, Octobre à Paris, furent interdites dès la première projection en octobre 1962.

Les amnisties successives de 1962, 1968, 1974, et 1982 ont été autant d’amnésies organisées et sont venues parachever l’oubli, enfermant le drame du 17 octobre 1961 sous une chape de plomb. L’État a donc beaucoup fait pour effacer ce crime d’État commis en plein Paris. Mais cela ne suffit pas à expliquer la disparition d’un événement aussi considérable.

À côté de l’action de l’État, aucune grande force politique n’a porté la mémoire du 17 octobre 1961.

La droite pro-Algérie française n’avait aucun intérêt à entretenir la mémoire de ce qui montrait la violence de l’ordre colonial.

La droite gaulliste avait intérêt à faire oublier un crime qui impliquait le général De Gaulle et des responsables politiques de premier plan.

La gauche socialiste voulait tourner la page de son rôle dans la répression en Algérie (François Mitterrand était partisan de l’Algérie française et, en tant que ministre de la Justice, il approuva de nombreuses condamnations à mort de militants algériens).

Le Parti Communiste, quant à lui, se consacra à la mémoire de la répression de Charonne le 8 février 1962, qui fit neuf morts dont huit communistes.

La mémoire du 17 octobre 1961 ne disparut pourtant jamais complètement. Elle fut maintenue par les milieux de l’immigration et quelques cercles restreints de militants.

En 1981, il y a réactivation de cette mémoire : parution d’un grand article dans Libération et surtout une émission de Radio Beur, le 17 octobre 1981, qui suscita beaucoup d’émotion et de témoignages. En décembre 1983, 60 000 personnes défilèrent à Paris au terme de la marche « pour l’égalité, contre le racisme », et à cette occasion, les responsables de la marche souhaitèrent (sans succès) pouvoir se recueillir sur les lieux de la répression du 17 octobre 1961.

De 1984 à 1991, parurent de nombreux livres : Meurtre pour mémoire de Didier Daeninckx, Les Ratonnades d’octobre, un meurtre collectif à Paris de Michel Lévine, Le silence du fleuve d’Anne Tristan et Mehdi Lalaoui. La Bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi marqua, en 1991, un tournant de cette bataille pour la mémoire.

Aujourd’hui, le 17 octobre 1961 fait partie des rares dates militantes à être devenues populaires et à avoir intégré les livres d’Histoire, comme en témoigne la présence dans les manuels d’histoire de terminale ES des éditions Nathan de « 17 octobre », un texte du rappeur Médine.

Dans la célèbre série de l’historien Patrick Boucheron « Quand l’Histoire fait dates » (diffusée sur Arte), le 17 octobre 1961 est une des dates de la saison 3. Cela montre tout le chemin parcouru depuis l’amnésie qui a suivi le 17 octobre 1961.

Les dates célèbres de l’Histoire, avant d’être de l’Histoire au sens scientifique du mot, sont des morceaux de notre mémoire collective qui ont un sens politique.

On pourrait faire la même analyse sur « l’autre 8 mai 1945 ».

La mémoire collective a retenu la date de la victoire sur le nazisme, et n’a pas voulu garder la date du massacre de dizaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens à Sétif, Guelma et Kherrata ce jour-là et les semaines qui suivirent.

Or cet oubli pèse sur notre présent.

Regarder en face le crime que fut la colonisation, c’est aussi être en mesure de se débarrasser des discours glorifiant la colonisation et cultivant la nostalgie de l’Algérie française, discours qui empoisonnent notre présent.

Sortir de l’oubli « l’autre 8 mai 1945 » est un travail militant et citoyen indispensable. C’est un renforcement pour une démocratie fragilisée par les discours de division et de haine portées entre autres par les forces d’extrême-droite.

Les dates d’Histoire, lorsqu’elles s’inscrivent dans l’espace public sous forme de plaques, noms de rue ou noms de place, témoignent du regard et de la compréhension que la société porte sur les débats qui la traversent.

Rendre un événement populaire, c’est inscrire dans l’espace public un lien entre l’Histoire et notre société. C’est actualiser une partie de notre passé pour éclairer notre présent.

Lorsque des militants s’emparent d’un événement, il ne s’agit pas de dire aux historiens ce qu’ils doivent penser et écrire à ce sujet. Il s’agit de travailler au sein de la société pour convaincre qu’il y a là un événement significatif et qu’il faut lui accorder de l’importance.

Il n’est pas indifférent que tant de boulevards portent le nom de bourreaux qui massacrèrent les populations lors de la colonisation, alors qu’aucune avenue ou boulevard ne porte le nom de personnalités fortes comme :

  • Toussaint Louverture, qui en 1804 obtint l’abolition de l’esclavage et fonda la République à Haïti ;
  • Solitude, héroïne de la rébellion des esclaves en 1802 en Guadeloupe ;
  • Abdelkrim el-Khattabi, le fondateur en 1921 de la République du Rif au Maroc ;
  • Aline Sitoé Diatta qui inspira une lutte écologiste et non violente contre l’oppression coloniale au Sénégal ;
  • Frantz Fanon, philosophe tiers-mondiste engagé au service de l’indépendance de l’Algérie ;
  • Jean-Marie Tjibaou qui mena un combat non-violent pour l’indépendance de la Kanaky (Nouvelle-Calédonie).

Comment accepter qu’il soit encore possible de baptiser une esplanade du nom d’un membre de l’OAS, comme ce fut le cas à Perpignan ?

À l’inverse, débaptiser, à Marseille en 2021, l’école « Bugeaud » pour lui donner le nom d’Ahmed Litim – un tirailleur algérien qui participa à la libération de la ville – dit quelque chose d’important sur ce que doivent être nos références.

C’est ce que dit le Maire de Marseille lorsqu’il déclare : « Une école peut porter le nom d’un héros, pas d’un bourreau ».

Plaque avenue A Siloé Diatta v 8x6
Plaque avenue Frantz Fanon
Plaque place Jean-Marie Tjibaou v 8x6

Le 2 juin 2023
Mariano Bona

Pour compléter, vous pouvez lire sur notre site :