Les États-Unis et l’Union européenne négocient désormais activement un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, PTCI, ou TTIP selon son acronyme anglais, Transatlantic Trade and Investment Partnership, plus communément appelé Grand Marché Transatlantique ou GMT.
La presse belge a titré « le retour de Nessie » : il y a du vrai, tant l’idée d’un grand marché transatlantique ressort régulièrement du placard. Pour comprendre les enjeux réels de cet accord et engager la bataille dans les meilleures conditions, sans se tromper d’ennemi, il est nécessaire de regarder comment l’Union européenne se situe aujourd’hui sur le plan mondial et comment elle se positionne dans le cadre des accords internationaux qu’elle négocie.
Une histoire ancienne
Pour les libéraux, l’idée du grand marché transatlantique est partie intégrante des idées qui ont prévalu pour la construction européenne.
On a pu croire que le Grand Marché Transatlantique avait été plus ou moins enterré avec l’échec des négociations de l’AMI (Accord Multilatéral d’Investissement) en 1998[1], ou encore avec celui du cycle de Doha, définitivement acté en 2008 après plusieurs années de négociations infructueuses au sein de l’OMC.
En réalité, de multiples instances ont préparé pas à pas le retour du serpent de mer. Des négociations se sont déroulées officiellement dans le cadre d’un « Nouvel agenda transatlantique », signé à Madrid en 1995 (c’est-à-dire au moment de la création de l’OMC, ce qui sans doute ne relève pas du hasard) par le Président de la Commission européenne, Jacques Santer, le Premier ministre espagnol Felipe Gonzalez, et le Président américain Bill Clinton.
À partir de 2004, l’arrivée d’un nombre substantiel d’anciens pays du bloc soviétique, tous devenus profondément atlantistes, ne pouvait qu’accélérer le processus.
Aujourd’hui, dans les faits, c’est plus d’une quarantaine d’accords qui lient déjà l’Union européenne et les États-Unis. Sans compter les quelque 400 accords bilatéraux conclus entre les mêmes États-Unis et les États membres.
En conséquence de ces accords les droits de douane entre les deux continents sont à un niveau relativement faible (4 % en moyenne), cela à quelques exceptions près (dont l’agriculture, ce qui évidemment est loin d’être négligeable).
Un précédent fâcheux
Le ver est donc largement dans le fruit. D’autant que, depuis 2008, l’Union européenne négocie parallèlement un accord commercial avec le Canada (l’AECG, Accord économique et commercial global). Dans le cadre de ces négociations, l’Union européenne a demandé au Canada, via l’ouverture des marchés publics aux grandes entreprises européennes, de privatiser ses services publics[2], notamment la Poste, les Télécoms et le service public de l’eau.
Indépendamment des négociations avec les États-Unis, la signature de l’AECG est déjà un pas vers la construction du grand marché transatlantique puisque l’accord ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), conclu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, permet à tous les signataires de cet accord de bénéficier des clauses contraignantes que chacun de ces États peut obtenir dans le cadre d’autres accords internationaux. Donc, si l’accord Union européenne/Canada est signé rapidement, la plupart de ses clauses bénéficieront directement aux États-Unis sans attendre la signature du TIPP.
Les négociations de l’AECG sont aujourd’hui presque abouties. Elles ne bloquent plus que sur un ou deux points concernant essentiellement les quotas d’importation dans l’agriculture. Ce qui fait dire à Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec, une des rares organisations à avoir mobilisé contre cet accord : « L’accord permettra aux Canadiens d’exporter leurs bœufs aux hormones, dont se méfient les Européens, et aux Européens d’exporter leurs fromages, qui menacent la multitude de fromageries locales au Canada ». Théoriquement, l’AECG devait être signé en 2013, mais il semble qu’aujourd’hui l’énergie des négociateurs européens se concentre davantage sur l’accord avec les États-Unis, lequel constitue un formidable outil de pression sur les autorités canadiennes.
Les deux mandats de négociation (celui avec le Canada et celui avec les États-Unis) sont quasi identiques et contiennent déjà le fameux « mécanisme de règlement des différends »[3] qui crée des tribunaux privés internationaux devant lesquels les entreprises peuvent traduire les États dès lors qu’elles considèrent que des politiques publiques nuisent à leurs investissements. Dès lors, il est clair que toute intervention publique en matière environnementale, sanitaire, toute création de normes, tout développement de services publics peuvent être contestés.[4]
Ces pratiques ont déjà cours dans le cadre de l’OMC et ont déjà vu certains États condamnés. Jusqu’alors, les États membres de l’Union européenne avaient refusé de mettre le doigt dans cet engrenage. C’en est fini. Selon une source proche de l’OCDE, ces dix dernières années, l’arbitrage concernant les investissements s’est développé dans le cadre de plus de 2 500 traités bilatéraux en matière d’investissement (TBI), d’accords de libre-échange tel précisément l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et d’autres traités régionaux et multilatéraux. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), 518 différends investisseur-État ont été recensés en 2012, et l’on constate une « tendance croissante des investisseurs étrangers à recourir aux mécanismes d’arbitrage pour régler les différends les opposant aux États. En 2012, les investisseurs étrangers ont intenté des actions contre un large éventail de mesures gouvernementales, dont la modification de règlements intérieurs (concernant le gaz, l’énergie nucléaire, la commercialisation de l’or et les changes) et la révocation de licences et de permis (dans les secteurs de l’exploitation minière, des télécommunications et du tourisme). Ils ont aussi engagé des poursuites, alléguant des violations de contrats d’investissement, des irrégularités dans les marchés publics, des retraits de subventions (dans le secteur de l’énergie solaire) ou des expropriations directes ».
Comme l’a relevé le Sénat dans un rapport de sa commission des affaires européennes, « le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États. » On peut donc s’étonner que la France n’ait pas jugé utile d’émettre la moindre réserve en ce domaine.
L’Union européenne en première ligne
Si l’on revient en arrière, on ne peut que constater les dérives croissantes de l’Union européenne dans sa façon de concevoir ses relations avec le reste du monde.
Le multilatéralisme a longtemps représenté un socle de la politique diplomatique et commerciale de l’Union européenne. Celle-ci a participé activement au processus des grandes conférences mondiales, telles celles sur le changement climatique, l’abolition de la peine de mort ou la création de la Cour pénale internationale, le plus souvent contre les États-Unis, en s’efforçant de tirer vers le haut ses États membres.
Lors des premiers accords qu’elle a négociés, l’Union européenne proposait à ses « partenaires » des accords d’association qui se voulaient une alternative aux traités de libre-échange proposés par les États-Unis, notamment dans le cadre de l’ALENA (Canada, Mexique, États-Unis) et de l’ALCA[5] (Accord de libre-échange des Amériques).
Bien qu’étant simplement consulté sur ces accords, le Parlement européen est même parvenu à introduire dans nombre d’entre eux des clauses dites « démocratie et droits de l’Homme » portant y compris sur les droits sociaux et l’environnement. Ces clauses sont pour l’essentiel restées lettre morte, mais avaient au moins le mérite d’exister et pouvaient servir de points d’appui à quelques batailles.
Les accords d’association européens comportaient, et comportent toujours théoriquement trois volets : un commercial, un sur le dialogue politique et un sur la coopération. Dans les années 1990, cette configuration, censée apporter une « valeur ajoutée » à la proposition européenne, semblait cohérente avec l’image de l’Union. En effet, la construction européenne était alors vue comme un modèle social, politique et démocratique par les pays émergents, notamment les pays d’Amérique du Sud pour qui les relations avec l’Union européenne sont longtemps apparues comme un moyen de sortir de l’étau états-unien.
Aujourd’hui, la stratégie communautaire a profondément évolué et ne s’embarrasse plus guère de principes, hormis dans les discours. Elle est de plus en plus cohérente avec les fondamentaux des Traités et le principe de la concurrence libre et non faussée, l’Union européenne se transformant en champion mondial des orientations néolibérales. Elle négocie des accords de libre-échange purs et durs selon la ligne Trade not aid (« pas d’aide au développement mais du commerce »). Et peu importent les partenaires. Selon certaines sources, l’Union européenne serait aujourd’hui engagée par environ 500 accords de commerce internationaux. Excusez du peu !
La coopération avec les pays dits du Sud est de plus en plus conditionnée par l’adoption par les pays « partenaires » de politiques d’ajustement qui n’ont rien à envier à ce qu’ont connu les pays d’Amérique du Sud au début des années 1990, ou avec ce qui se passe aujourd’hui au sein de l’Union européenne. Pire, les aides directes, pourtant dérisoires au regard des besoins de la population, sont conditionnées par des accords de réadmission des ressortissants de ces pays qui ont tenté de rejoindre les pays du Nord, souvent au péril de leur vie, ou même de ceux et celles qui ont simplement transité par ces pays.
Quelques exemples d’accords signés par l’Union européenne depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne sont illustratifs de cette évolution.
L’exemple de la Corée du Sud
Le premier accord signé dans le cadre du Traité de Lisbonne, et donc avec l’accord explicite du Parlement européen, est un accord de libre-échange pur et dur signé avec la Corée du Sud. Il a été validé par le Parlement européen en février 2011 et est entré en vigueur en juillet 2011. C’est un accord très large, qui a été présenté comme le plus ambitieux accord commercial conclu par l’Union européenne avec l’un de ses partenaires. Il se donne pour objectif à terme de réduire 98 % des barrières commerciales existantes entre les deux zones de commerce concernées.
Il comprend un protocole dit de coopération culturelle, particulièrement dangereux en termes de concurrence dans un pays qui n’a pas ratifié la convention UNESCO sur la diversité culturelle et dont on connaît le poids des productions audiovisuelles. Ce protocole donne même un statut d’œuvres européennes pour les coproductions Union européenne/Corée, statut précédemment réservé aux ACP (pays de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique). Qu’en est-il alors de l’exception culturelle brandie notamment par le gouvernement français lors de la négociation du mandat donné à la Commission européenne dans le cadre de l’accord Union européenne/États-Unis ?
Et comment ne pas être perplexe lorsqu’en 2012 on entend le ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, tempêter contre l’arrivée massive de voitures coréennes sur le marché automobile européen et notamment français, dénoncer une concurrence déloyale et estimer que la Commission européenne a fait preuve de naïveté en passant cet accord ? Monsieur de Gutch, le commissaire européen au commerce, négociateur en chef des accords de l’Union européenne, est tout sauf un naïf, ultralibéral bon teint il avance tranquillement ses pions avec les conséquences sociales dévastatrices que l’on connaît.
Le même ministre du redressement productif d’ajouter : « L’Europe peut être ouverte mais elle ne doit pas être offerte ». Faut-il lui rappeler qu’en 2005, il s’est prononcé contre le Traité constitutionnel, et que nous ne sommes là dans la mise en œuvre des Traités européens et de la stratégie de Lisbonne reprise dans le cadre de la stratégie dite Europe 2020 qui vise à faire de l’Union européenne la zone du monde la plus compétitive ? Les belles déclarations dans les médias ne suffisant pas pour changer le cours des choses, c’est à la table du Conseil des ministres européens qu’il faut agir : on sait malheureusement ce qu’il en est du gouvernement français.
Le cas de la Colombie
Dans un autre genre, l’accord avec la Colombie est tout aussi significatif. Il illustre la réalité de l’attachement de l’Union européenne aux « valeurs » de démocratie et de droits de l’Homme.
Au début des années 2000, l’Union européenne a signé des accords d’association avec le Mexique (en vigueur depuis 2000) et avec le Chili (en vigueur en 2003). En 2007, à Cochabamba (Bolivie), l’Union européenne et la Communauté andine des nations (Bolivie, Colombie, Équateur et Pérou) ont convenu de commencer à négocier un accord d’association.
Mais l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa en Équateur et d’Evo Morales en Bolivie a perturbé les beaux projets européens. Ces deux États ont demandé la révision du chapitre consacré au commerce, qui porte notamment sur la propriété intellectuelle, les services publics et les marchés publics, l’objectif étant de pouvoir garder la main sur leurs politiques économiques. Ils ont également mis des réserves sur le volet migratoire du projet d’accord[6]. Il faut dire que ces pays avaient décidé de nationaliser leurs services de gestion de l’eau, du gaz et des télécommunications, et voulaient des garanties pour protéger leur population des appétits des multinationales européennes. De quoi rendre malades tous les ultralibéraux européens. L’Union européenne a immédiatement refusé leurs demandes et ces deux pays ont été exclus des négociations.
Celles-ci se sont néanmoins poursuivies avec les deux pays restants, la Colombie et le Pérou, pays amis qui partagent les mêmes options ultralibérales. Elles ont abouti à la conclusion d’accords de libre-échange globaux, dits de quatrième génération, qui portent sur le commerce des biens, la propriété intellectuelle, les services, notamment financiers, et donc les investissements, les marchés publics… Plus question d’accords d’association et plus question de volet politique.
L’exemple de la Colombie est le plus parlant. Ce pays a, entre autres, le triste privilège d’être le pays dans le monde où l’on assassine le plus les syndicalistes et un des mieux placés (si l’on peut dire) dans les classements mondiaux en ce qui concerne l’impunité judiciaire.
La « société civile » en Amérique du Sud, bien au-delà des organisations syndicales, et la CES (Confédération européenne des syndicats), entre autres, se sont fermement opposées à la signature de cet accord. Rien n’y a fait.
Car derrière cet accord se dessine une tentative de contrecarrer ou du moins de freiner les efforts de régionalisation dans cette zone, jugés dangereux, surtout depuis que le Venezuela a rejoint le MERCOSUR (Marché commun du Sud composé de l’Argentine, du Brésil, de l’Uruguay et du Venezuela – la Bolivie étant en cours d’adhésion – le Chili, la Colombie, le Pérou ou l’Équateur y étant associés, alors que le Paraguay en a été suspendu après le coup d’État de juin 2012).
Si pendant très longtemps les Européens pouvaient donner l’impression de contrecarrer dans cette zone l’impérialisme états-unien, ils sont aujourd’hui en première ligne pour en piller les ressources.
Les cris d’orfraie poussés dans toutes les instances européennes au moment de la renationalisation de REPSOL en Argentine démontrent si besoin était quelle est la logique européenne. Entre l’intérêt du peuple argentin et ceux d’une multinationale du pétrole espagnole, le choix a été sans nuance.
Le partenariat avec le Maghreb
La même logique prévaut au Maghreb où, révolutions arabes ou pas, aujourd’hui les mêmes accords qu’avant la chute des dictateurs sont sur la table.
Pourtant, après les déclarations qui ont suivi la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, on aurait pu espérer que l’Union européenne et ses États-membres, qui avaient soutenu sans sourciller le dictateur jusqu’au bout[7], fassent un minimum de mea culpa, qu’ils tentent d’accompagner les Libyens vers la transition démocratique après l’intervention franco-britannique, soutiennent la « société civile » marocaine dans ses revendications démocratiques ou a minima dénoncent les graves atteintes à la liberté d’expression en Tunisie.
Que nenni ! Le commerce, le commerce, le commerce… Les intérêts des grandes entreprises européennes et rien d’autre… Et tant pis pour les peuples. Dans les quelques documents rendus publics, il n’est question que de libéralisation des services, de l’agriculture, et même de privatisation de la compagnie aérienne tunisienne pour (sic) régler le problème de la dégradation du tourisme dans ce pays.
On pourrait pu imaginer autre chose. Il n’aurait pas été difficile de faire un audit de la dette de ces pays et de voir qu’elle avait été la part de la « dette odieuse », c’est-à-dire celle qui avait directement bénéficié aux dictateurs et à leurs familles, et de l’annuler. Mais il faut dire que l’Union européenne, la BEI (Banque européenne d’investissement) et les anciennes puissances coloniales, notamment la France, sont les principaux créanciers de ces pays. Ceci explique sans doute cela.
Dans les mois qui ont suivi les soulèvements populaires, notamment lors du G8 à Deauville en mai 2011, on a évoqué une conférence des donateurs et annoncé des milliards d’aide. Mais en réalité, hormis quelques poussières, il n’y a eu que de nouveaux prêts qui n’ont fait qu’accroître la charge de la dette et privé les peuples de la moindre réponse à leurs aspirations sociales.
L’enjeu des négociations en cours avec les États-Unis
C’est dans ce contexte que doit être vue l’ouverture des négociations de l’accord transatlantique.
L’enjeu est clairement indiqué dans le mandat de négociation et notamment son article 7 : l’accord « tracera la voie pour l’établissement de normes internationales ». L’objectif est donc clair, il s’agit de dépasser l’échec de Doha où les Occidentaux se sont heurtés à la résistance des pays émergents, et notamment des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
Cet accord de libre-échange est donc une nouvelle occasion pour l’Union européenne et les États-Unis de préserver leurs parts de marché, leur puissance économique face à la montée en puissance des pays émergents. C’est le vieux monde occidental en perte de vitesse économique et démographique qui tente d’empêcher la fin de son hégémonie sur le monde.
Le danger de cette alliance est donc très lourd pour les pays du Sud, car cet accord régira, s’il est adopté, environ 50 % de l’économie mondiale.[8]
Et dans ce face-à-face Union européenne/États-Unis, ce n’est pas le pot de terre contre le pot de fer contrairement à ce que l’on a pu lire ici ou là. Quand on totalise le PIB de tous ses États membres, l’Union européenne est la première puissance économique mondiale. Son « marché » constitue un potentiel de plus de 500 millions de personnes et le niveau de vie y est l’un des plus élevé de la planète. C’est donc un marché tout ce qu’il y a de plus attractif et ses exportations ont un poids considérable dans le commerce mondial.
Dans les faits, les discussions ont commencé à prendre vraiment corps en juin 2005, lors d’un sommet Union européenne/États-Unis à Washington, tenu sous la présidence de Georges Bush, au cours duquel a été adoptée « l’initiative économique Union européenne/Etats-Unis » dont l’objectif était clair : « ouvrir les marchés de capitaux, faciliter les investissements transatlantiques, renforcer la coopération dans le domaine des services et lutter contre le blanchiment d’argent et le terrorisme ».
Le 1er juin 2006, le Parlement européen a approuvé cette démarche, il a récidivé le 26 mars 2009, le 17 novembre 2011, et bien sûr le 23 mai 2013, date à laquelle il a donné mandat de négociation à la Commission. Conformément aux Traités, la Commission va donc négocier seule, le Parlement européen et le Conseil des ministres ont approuvé le mandat de négociations en amont et au final. L’accord tel qu’il sera abouti sera soumis à ratification du Conseil et du Parlement européen qui néanmoins devrait être tenu régulièrement informé, à huis clos, de l’état d’avancement des négociations via sa commission du commerce international.
Parlement européen dont la majorité est décidément très atlantiste : le 13 juin 2013, il a adopté une autre résolution allant encore plus loin intitulée « Le rôle de l’Union européenne dans la promotion d’un partenariat transatlantique élargi », dans laquelle on rêve d’intégrer au bel espace économique libéral l’Amérique latine et les pays de la rive africaine du bassin atlantique. Excusez du peu !
Le champ de la négociation est très large, quasiment sans limite, et le Commissaire de Gucht, directement en charge de la négociation, a le mérite d’être clair lorsqu’il dit : « Tout est négociable ».
Sont donc sur la table les règles tarifaires, notamment douanières. Mais, compte tenu des accords déjà existants en ce domaine, ce n’est pas le cœur du problème, sauf pour les agriculteurs européens et notamment les agriculteurs français, déjà menacés par la réorientation de la politique agricole commune.
Mais aussi et surtout les règles dites non tarifaires, c’est-à-dire tout ce qui peut porter entrave à la liberté du commerce. Il y a là de quoi être inquiet, car on sait malheureusement ce que cela veut dire. Au cœur de la négociation, outre la question du règlement des différends déjà évoquée, ce sont toutes les normes sociales, notamment sanitaires, la protection des consommateurs et les normes environnementales qui, sous couvert d’harmonisation des normes techniques, risquent d’être mises à mal. Un grand rêve à portée de main pour toutes les grandes entreprises tant européennes qu’américaines !
On comprend que tout ce petit monde aux intérêts convergents ait mis le paquet pour que les négociations reprennent. Ils ont même disposé d’un outil officiel créé lui aussi en 1995 : le dialogue économique transatlantique. Ses principaux membres sont, côté américain : Microsoft, AT&T, Ford, Coca-Cola, Ernst & Young, et côté européen : Airbus, British American Tobacco, Lafarge, Siemens et Unilever. Cela se passe de commentaire.
Il est évident que de très grandes différences de protection, notamment des consommateurs existent entre l’Union européenne et les États-Unis. On peut donc craindre le pire. Si le marché transatlantique est mis en œuvre, nos supermarchés vont être inondés de viandes aux hormones, de poulets chlorés, de maïs transgéniques, sans parler du risque de disparition des appellations d’origine contrôlée. Et ce alors même que les États-Unis maintiennent toujours leur veto à l’importation de viande de bœuf et de porc européenne sous embargo depuis la crise de la vache folle. Il y a un vrai risque de donnant-donnant au détriment des consommateurs européens. Ce n’est sans doute pas un hasard si, en février dernier, la Commission a autorisé le lavage des carcasses de bœuf et de porc à l’acide lactique comme… aux États-Unis.
Autre sujet de préoccupation : la protection des données. Il s’agit de longue date d’un considérable sujet de controverse avec les États-Unis, avec plusieurs contentieux en cours, notamment SWIFT sur les données bancaires et PNR sur les données des passagers aériens. L’affaire Prism/NSA a révélé l’ampleur de la surveillance généralisée à laquelle se livraient les services d’espionnage américains, dépassant même toutes nos craintes. Face à un tel scandale, il aurait été normal de suspendre les négociations avec les États-Unis tant que ceux-ci n’auraient pas donné la garantie que ces méthodes allaient cesser. Mais les amendements déposés en ce sens par la GUE/NGL au Parlement européen ont été repoussés à une très large majorité.
Les autorités françaises semblent avoir été uniquement préoccupées par la question de l’exception culturelle. On peut se féliciter que sous leur impulsion et avec l’aide d’une quinzaine d’autres pays européens, la culture semble avoir été explicitement exclue du mandat de négociation. Le Parlement européen a même souhaité aller plus loin en demandant l’exclusion non seulement de la culture mais aussi de l’audiovisuel y compris par internet (et pas seulement la télé de papa, comme nous l’ont si bien dit à Strasbourg les artistes de plusieurs pays de l’Union européenne qui avaient fait le déplacement au moment du vote du Parlement européen).
Cela montre que lorsque la France veut dire « non », elle peut le faire sans que l’Union européenne s’écroule pour autant. Mais, même sur cette question, la prudence et la vigilance doivent rester de mise.
Le commissaire de Gucht, qui n’en est pas à son premier essai, s’est immédiatement cru obligé de préciser que « les services audiovisuels ne figurent pas actuellement dans le mandat de négociation », mais qu’« il ne s’agit pas d’une exclusion ». Et il est parfaitement exact que le secteur audiovisuel, contrairement au secteur culturel, n’est pas explicitement exclu du mandat de négociation, ce que Manuel Barroso a appelé la possibilité de clauses de « revoyure » peut faire modifier le mandat de négociation.
De surcroît, l’évolution des politiques européennes en matière culturelle est pour le moins inquiétante. Ainsi, les services culturels n’ont pas été exclus explicitement de la directive « services », comme le sont désormais un certain nombre de services sociaux. Et on peut constater que lorsque l’on parle de culture dans les institutions européennes, il n’est plus question quasiment que d’« industries culturelles » ou d’« entreprises créatives ».
Même si l’on peut admettre que le secteur de la culture, tout comme l’audiovisuel, a un poids économique non négligeable, ne serait-ce qu’en termes d’emplois, il n’est pas possible de ne s’intéresser à la culture que de ce point de vue, et de n’y voir que des produits culturels, c’est-à-dire des marchandises comme les autres. Même si – autre élément d’alerte ! – la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va dans ce sens…
Enfin, l’intégration dans le mandat de négociation de la question des droits de propriété intellectuelle (DPI) risque de réintroduire une grande partie d’ACTA, l’accord sur la contrefaçon, qui sous couvert de protection de la propriété intellectuelle menaçait entre autres les médicaments génériques, la neutralité du net et les logiciels libres. Cet accord, après une forte mobilisation citoyenne, a été rejeté en juillet 2012 par une écrasante majorité du Parlement européen.
Le premier round de négociations s’est tenu en juillet[9]. Il a révélé ou remis en lumière combien les États-Unis sont plus protectionnistes et finalement mieux armés que les Européens pour protéger leur propre économie. Les négociateurs américains ont ainsi écarté pour le moment la question des marchés publics qui relèvent de la compétence des États fédérés, et celle des services financiers compte tenu de la discussion au Congrès américain de lois portant sur la taille des banques et la séparation des activités bancaires. Quand on voit la difficulté des États membres de l’Union européenne à trouver un point d’entente sur ces sujets, on se prend à rêver de voir la législation états-unienne faire tache d’huile, y compris en ce qui concerne la mise en cause de l’indépendance de la Banque centrale européenne.
Même s’il semble que de très nombreux points ont été évoqués et que des sujets essentiels ont été rapidement évacués, tels l’audiovisuel ou la protection des données renvoyée à un groupe ad hoc, l’essentiel des discussions paraît avoir porté sur les questions agricoles, lieu de toutes les divergences.
Les négociations ne seront sans doute pas aussi rapides que l’espérait Manuel Barroso en début d’année, lui qui rêvait de voir aboutir cet accord avant la fin de son mandat. C’est une chance, car cela donne du temps pour construire la mobilisation au sein de l’Union européenne en partenariat avec les réseaux de consommateurs, de lutte pour l’environnement, les syndicats, et bien d’autres de chaque côté de l’Atlantique.
Ces négociations devront donc bien être au cœur de la prochaine campagne des élections européennes. Elles doivent nous permettre de porter une autre conception des relations de l’Union européenne avec le reste du monde.
Plus que jamais, nous devons porter la vision d’une autre Europe qui mette au cœur de ses politiques, non la concurrence mais la solidarité : solidarité entre ses peuples, entre ses territoires et avec le reste du monde.
Marie-Christine Vergiat, députée européenne, coordinatrice de la délégation française du Front de Gauche au sein de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL). Article publié dans le n°18 de Contretemps.
[1] Rappelons que le rôle de la France et du gouvernement de Lionel Jospin est loin d’avoir été négligeable dans cet échec.
[2] Mais c’est à la demande du Canada que les négociations ont eu lieu sous le régime dit de la liste négative : tout service public qui n’est pas exclu nommément de l’accord est considéré comme automatiquement inclus, même s’il n’existait pas au moment de la signature.
[3] C’est justement dans le cadre du mandat de négociation avec le Canada que l’Union européenne a accepté de négocier sur ce sujet pour la première fois.
[4] Sur ce sujet, voir l’excellent article du journal Politis http://www.politis.fr/Marche-transatlantique-UE-Etats,22537.html
[5]  Projet non abouti porté par les États-Unis avec pour ambition d’associer tous les pays du continent américain à l’exception de Cuba, et mis en cause par les pays membres du MERCOSUR.
[6] Voir le point de vue d’Evo Morales sur les politiques migratoires de l’UE.
[7] Catherine Ashton, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ayant encore appelé en janvier 2011 les autorités tunisiennes à faire un « usage modéré de la force ».
[8] Ce que le ministre britannique du commerce et de l’investissement a salué en disant que « libéraliser complètement les échanges commerciaux entre les deux plus gros blocs commerciaux du monde représente l’opportunité d’une génération ».
[9] Le second devrait avoir lieu en octobre à Bruxelles et le troisième en décembre à Washington.