L’adoption, le 14 mai dernier, du projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral de Nouvelle-Calédonie, par l’Assemblée Nationale, a mis le feu aux poudres. La responsabilité en incombe entièrement au duo Macron-Darmanin ainsi qu’à la fraction la plus dure de la droite « loyaliste » et néocoloniale calédonienne.
Kanaky : le chaos et l’espoir
Par groupe de travail Kanaky d’ENSEMBLE!. Le 23 juillet 2024.
L’adoption du projet de loi constitutionnelle par l’Assemblée Nationale le 14 mai dernier, portant modification du corps électoral de la Nouvelle-Calédonie, a mis le feu aux poudres dans l’archipel du Pacifique.
Résultat d’un contexte politique déjà très tendu depuis le 3ᵉ référendum de décembre 2021, dont la responsabilité incombe entièrement au duo Macron-Darmanin, ainsi qu’à la fraction la plus dure de la droite « loyaliste » et néocoloniale calédonienne, sa leader Sonia Backès en tête.
Quelques enseignements d’un passé récent…
Un élément déterminant a précédé ce 3ᵉ référendum : le résultat des élections provinciales de 2019 où, pour la première fois de son histoire, le camp indépendantiste avait frôlé la majorité au congrès.
La droite « loyaliste » ne l’a jamais digéré et encore moins accepté l’élection surprise comme Président du gouvernement de Louis Mapou (Palika-UNI) en juillet 2021, avec le soutien des trois élus du parti modéré l’Éveil Océanien (communauté walisienne), accusés aussitôt par la droite extrémiste d’être des « traîtres ».
C’est cette élection de Louis Mapou, premier indépendantiste à l’être à cette fonction, puis le résultat totalement tronqué du 3ᵉ référendum quelques mois plus tard, qui ont amené la droite loyaliste calédonienne la plus intransigeante à engager un forcing contre le temps pour obtenir de l’État une révision du corps électoral de l’archipel, et à siffler la fin de l’accord de Nouméa (1998).
De son côté, l’État français avec Macron est passé en force en imposant le 3ᵉ référendum en décembre 2021, sous pression du camp loyaliste, en pleine campagne de la Présidentielle, en plein deuil kanak de la COVID, et malgré l’annonce du boycott par les indépendantistes.
À partir de là, le gouvernement Macron a, lui aussi, rompu avec l’esprit de l’accord de Nouméa, et l’État français est sorti de son rôle de garant du processus qui a installé la paix sur le territoire pendant 26 ans.
Le discours partisan irresponsable de Macron à Nouméa fin juillet 2023, devant une foule essentiellement blanche, a scellé cette séquence, en affirmant qu’avec le 3ᵉ référendum, « le peuple calédonien a choisi clairement le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France ». Fin de l’histoire !
Ceci a été vécu alors par le peuple kanak comme une volonté de l’État français de recoloniser le pays, sentiment exacerbé par la venue très médiatisée et provocatrice du trio Darmanin-Lecornu-Lemaire à l’automne 2023. L’un pour assurer que la révision du corps électoral serait mené à terme. L’autre pour rappeler la première puissance dans le Pacifique Sud qu’est la France, ainsi que le renforcement de sa présence militaire. Le dernier pour vilipender la « gestion du nickel par les indépendantistes », avec un chantage au changement de stratégie industrielle contre le soutien de l’État…
Tel est le contexte politique conflictuel dans lequel le projet de loi constitutionnelle a été adopté au forceps le 14 mai dernier, malgré les alertes lancées auparavant par des spécialistes du territoire, comme des personnalités venant même de la droite.
Le cofondateur de Calédonie ensemble (« 3ᵉ voie » centre-droit) Philippe Gomès a rappelé que, durant trois mois début 2024, son parti avait maintenu les discussions avec les indépendantistes, « avec des convergences pour un accord ». En vain…
Les événements dramatiques et la crise actuelle
Avec un calendrier maintenu et ce coup de force opéré par le duo Macron-Darmanin, la mobilisation préparée déjà en amont par la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), dont plusieurs manifestations record dans l’histoire du mouvement indépendantiste, ainsi qu’une participation massive de la jeunesse (pas seulement kanak), aurait dû sérieusement interpeller les autorités.
Le premier acteur de l’embrasement déclenché le 14 mai est le Haut commissaire de la République (superpréfet). Pendant les semaines précédentes, il n’a jamais cherché à recevoir les dirigeants indépendantistes. Son ministre de tutelle – Darmanin – a, pour sa part, choisi délibérément d’ignorer la situation locale et la colère qui montait, en accord avec Macron.
Pour la première fois, depuis l’émergence de la revendication indépendantiste dans les années 1970, c’est Nouméa et sa banlieue qui ont été le théâtre d’émeutes dès les premières 48h, et non pas « la brousse » dans la grande Terre.
La réalité du terrain, des barrages et surtout des violences, incendies et pillages, a révélé que la CCAT elle-même a perdu très vite le contrôle total de la situation. Les organisations indépendantistes, elles, se retrouvaient spectatrices et sans aucune prise sur les événements.
À la cause de Kanaky revendiquée par les émeutiers contre le projet de loi, s’est ajoutée toute la frustration, le ressentiment, et même le racisme inversé (renvoyé ?) d’une jeunesse kanak et métissée. Exclue des emplois et de la richesse opulente des « quartiers blancs », elle est victime d’un racisme « culturel » très ancien et de la ségrégation spatiale urbaine. Au-delà de la colère immédiate contre le vote de l’Assemblée Nationale et de la cause de Kanaky, ce sont bien des émeutes sociales, raciales et générationnelles qui ont embrasé le grand Nouméa.
Après deux mois de crise et de violences ininterrompues, une dizaine de morts et des dégâts matériels considérables impactant 5 000 emplois directs supprimés, 15 000 personnes touchées par le chômage partiel, soit environ 25 % de l’emploi salarié du territoire, la Kanaky/Nouvelle-Calédonie est plongée dans une crise totale.
Une crise hélas amplifiée par la situation politique que l’on connaît en France depuis le 9 juin, qui a complètement occulté les événements dramatiques se jouant à 17 000 km. La seule réponse politique apportée pour l’instant a été la suspension de la loi et… la répression !
4 000 policiers et gendarmes engagés exclusivement contre les kanaks et les quartiers populaires, 1 520 interpellations dont 115 incarcérations, arrestations enfin de 10 responsables de la CCAT et du FLNKS fin juin, voilà la seule réponse apportée par le gouvernement de Macron à cette crise politique d’une gravité extrême. Le pire : sept de ces responsables ont été déporté·es en France, dispersé·es dans différentes maisons d’arrêt.
Ces déportations politiques, dignes de la répression à l’époque coloniale, sont intolérables pour le peuple kanak. Elles ont aussitôt ravivé la tension, avec une extension des barrages, affrontements et incendies dans la brousse et les petits bourgs de la grande Terre, jusque-là épargnés depuis la mi-mai…
C’est dans ce contexte que s’est déroulé tant bien que mal la campagne locale pour les législatives.
Législatives : un tournant politique et historique
L’enseignement majeur de ce scrutin, c’est qu’il y a eu dans les urnes confirmation et amplification de la revendication à la souveraineté : le vote indépendantiste est devenu majoritaire !
Les événements dramatiques actuels n’ont fait qu’accentuer cette tendance et non l’inverse, comme on pouvait l’imaginer. Les images d’émeutes et de violences qui ont duré des semaines, et les discours délirants de la droite locale, associés aux autorités de l’État, dirigés uniquement contre la jeunesse kanak « terroriste », ont entraîné un résultat dans les urnes inattendu.
Autres enseignements :
- Une très grosse mobilisation à 71,4 % qui est une surprise et donne d’autant plus de poids au résultat. Ce type de scrutin « national » ne mobilise pas la population kanak et la brousse en général, favorisant depuis longtemps l’élection de deux députés loyalistes anti-indépendantistes.
Cette fois, l’électorat kanak s’est mobilisé massivement, ainsi que la population d’origine océanienne/walisienne majoritaire dans les communes populaires du Nord de Nouméa (Païta, Dumbéa). Pour la cause indépendantiste certes, mais plus généralement aussi comme un vote sanction contre le chaos provoqué par un trio Macron-Darmanin-Backès bien identifié.
- Contre toute attente, une mobilisation très forte de la jeunesse kanak dans les urnes – que les dirigeants indépendantistes eux-mêmes n’attendaient pas – compte tenu d’une défiance avec « les politiques » en général observée sur les barrages pendant des semaines, y compris une forme de rupture entre la base active de la CCAT et les dirigeants du FLNKS.
De ce point de vue la campagne fédératrice et le discours apaisant d’Emmanuel Tjibaou dans la 2ᵉ circonscription, ont réconcilié et ramené tout le monde vers les urnes. C’est une performance !
- Ces résultats ont été obtenus avec un corps électoral complet « dégelé » pour des élections générales. Les soit disants « exclus du corps électoral » pour les élections provinciales et au congrès, brandis depuis deux ans par les loyalistes pour exiger le dégel, n’auront finalement pas pesé sur cette élection dans le sens escompté…
Dans le détail, Emmanuel Tjibaou est largement élu député avec 57,44 % des voix, dans une 2ᵉ circonscription taillée sur mesure par Pasqua en 1986, pour neutraliser le vote indépendantiste. C’est une première pour un membre du FLNKS depuis les événements de 1984 et un véritable séisme sur le territoire, auquel s’ajoute la valeur symbolique du patronyme du candidat.
Nicolas Metzdorf, député sortant loyaliste, est réélu dans la 1ʳᵉ circonscription (Nouméa + les îles), avec 52,41 % des voix. Contre toute attente, il devance la candidate Omayra Naisseline de seulement 3 000 voix, dans cette circonscription écrasée par le poids électoral de Nouméa.
2018 | 2020 | 2024 | |
Suffrages exprimés | 138.933 | 153.036 | 156.020 |
Vote indépendantiste | 43,6 % | 46,7 % | 53,3 % (83.123 voix) |
Vote loyaliste | 56,4 % | 53,3 % | 46,7 % (72.897 voix) |
Non seulement ces résultats sont historiques, mais cela advient au moment le plus important pour le territoire, installant dans les têtes que l’option indépendantiste est désormais majoritaire, alors que le pays est plongé dans le chaos et les émeutes depuis deux mois.
« À chaque étape électorale depuis 2019, l’opinion populaire dédramatise les candidatures indépendantistes en faisant progresser systématiquement leurs scores. La notion de souveraineté ne fait plus peur. », analyse un responsable du FLNKS.
Comme si cette fois, une partie de l’électorat avait franchi le pas, considérant que la meilleure façon de sortir du chaos et de l’affrontement était le chemin vers la souveraineté.
De fait, à la lecture des résultats détaillés par communes, on observe que la forte mobilisation de l’électorat kanak a été renforcée dans les communes « broussardes » de la côte ouest, habitées par une population caldoche de plusieurs générations.
De même dans le nord de l’agglomération de Nouméa, où le vote indépendantiste augmente sensiblement dans les communes populaires très métissées (dont la communauté d’origine walisienne). Phénomène déjà observé dans une moindre mesure entre les deux référendums de 2018 et 2020.
Enfin, une anomalie déjà constatée depuis les législatives de 2022 : une participation plus faible à Nouméa « la blanche » que dans tout l’archipel. 66 % contre 71,4 %, alors que la motivation du camp loyaliste est plutôt forte. L’explication la plus probable est qu’une part significative de l’électorat inscrit à Nouméa a quitté le territoire depuis le 2ᵉ et le 3ᵉ référendum et ne vote plus localement.
Ce scrutin est un double coup porté à la revendication loyaliste du dégel électoral pour les élections provinciales et référendaires. Non seulement l’idée indépendantiste est majoritaire avec un corps électoral complet, mais une part non négligeable de l’électorat caldoche ou métropolitain ne se rend plus aux urnes depuis deux ans, car absent du territoire ou en partance…
Et maintenant ?
Bien entendu, l’évolution de la situation dans l’archipel est entièrement suspendu au contexte politique en France, et à l’annonce du prochain gouvernement…
Localement, c’est Philippe Gomès de Calédonie Ensemble qui semble avoir le mieux résumé la situation postélectorale : « Le dernier clou du cercueil de la Calédonie française vient d’être planté », a-t-il déclaré, dans une charge violente contre la droite extrême loyaliste « qui a soufflé sur les braises, et dont l’intransigeance a abouti à cette situation et au désastre économique du pays. Le vote indépendantiste est aujourd’hui majoritaire ».
Pour cette droite extrême, le déni des résultats est total, au contraire. « Les élections sur l’avenir institutionnel se sont déjà tenues, et par trois fois, elles ont clairement indiqué que le territoire resterait français. Le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France n’est donc plus négociable » peut-on lire dans un communiqué des LR-le Rassemblement.
Quant à leur leader tête brûlée, Sonia Backès, présidente de la province Sud, elle a commencé par remettre en cause le caractère démocratique et transparent du scrutin.
Pire que cela, elle a plaidé ensuite, dans un discours solennel le 14 juillet, pour une séparation des provinces calédoniennes et une partition raciale du territoire. « Le temps d’un destin commun et du vivre ensemble est révolu » a-t-elle déclaré. Pour elle, « descendants d’Européens et population kanak ne partagent pas les mêmes valeurs. » « Au même titre que l’huile et l’eau ne se mélangent pas. »
Tout un programme, et de quoi engager le dialogue sur l’avenir de l’archipel dans la sérénité !
Comme l’a écrit un journaliste du Monde la semaine dernière, « Ce n’est pas Sonia Backès qui ramènera la concorde sur le Caillou ».
Dans ce dossier épineux et complexe de l’avenir de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’État français doit revenir à un rôle d’arbitre dont il n’aurait jamais dû s’écarter.
Vite un gouvernement de gauche pour remettre un peu d’ordre dans tout ça !
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