Le gouvernement français se félicite de l’accord trouvé à Bruxelles sur les travailleurs détachés. Leur nombre a explosé en quelques années. En 2011, il atteint en France 144 000 personnes officiellement déclarées, employées la plupart du temps dans des conditions indignes.
La directive de 1996 a été élaborée avant l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale et alors que le nombre de salariés se déplaçant dans l’Union était marginal. Elle garantit un socle minimal de droits, notamment en termes de taux de salaire minimum, de congés payés, d’égalité entre les femmes et les hommes, d’hygiène et de sécurité. Cependant ces dispositions sont très souvent contournées par les employeurs ou ne sont pas appliquées. Pire, la directive permet le dumping social car les entreprises employant des salariés détachés versent les cotisations sociales dans le pays d’origine où elles sont en général beaucoup plus basses. De plus, le règlement européen de coordination des législations de sécurité sociale indique que les employeurs qui détachent des salariés dans un autre État membre sont redevables des cotisations sociales dans leur pays d’origine. Cette disposition a permis la multiplication de sociétés « boîtes aux lettres » dont la seule activité est d’organiser le transfert de salariés d’un pays à l’autre.
La directive permet « l’application de conditions d’emploi et de travail plus favorables pour les travailleurs » que le socle minimal. En théorie donc, un État pourrait faire en sorte que les conventions collectives en vigueur chez lui s’appliquent aux travailleurs détachés. Las, c’est sans compter avec les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (Laval, Viking, Rüffert, Commission c. Luxembourg) qui interdit cette possibilité au nom de la liberté du commerce et de la libre prestation de services.
L’accord de Bruxelles permet-il de combler toutes les faiblesses de la directive de 1996 ? Il prévoit que la liste des contrôles possibles resterait « ouverte », ce qui permettrait à un État de les accroître. Mais le texte reste ambigu sur le point, décisif, de savoir si cette liste serait soumise ou pas à l’accord de la Commission. Au-delà, un contrôle réel des entreprises demande des moyens. Or, dans tous les pays, et en particulier en France, les gouvernements baissent drastiquement les dépenses publiques et les moyens de l’inspection du travail ne cessent de diminuer. On peut douter que ceux-ci croissent significativement dans l’avenir.
Le point le plus positif est la mise en place d’une « responsabilité conjointe et solidaire » des donneurs d’ordre avec leurs sous-traitants. Les grandes entreprises seront donc responsables des fraudes de leurs sous-traitants. Mais cette disposition ne s’appliquera que dans le BTP. Elle ne concernera donc pas 75 % des salariés détachés en Europe et 56 % en France.
Mais surtout, l’accord de Bruxelles ne s’attaque pas à la racine juridique du dumping social, les dispositions concernant le paiement des cotisations sociales par les employeurs, et ne dit mot sur la façon de garantir aux salariés détachés le droit d’être couverts par les conventions collectives.
Le résultat de cette négociation est typique de la méthode bruxelloise en matière sociale, celle des petits pas. Dans le meilleur des cas, comme ici, elle produit des avancées qui sont en demie teinte. On l’a vu, il y a deux points positifs de cette négociation : celui sur les contrôles risque d’avoir peu d’effet pratique et l’autre ne s’appliquera qu’à une minorité de salariés. La logique des traités européens, confirmée par les arrêts de la Cour de justice, fait de la liberté de prestation de service une « liberté fondamentale » supérieure aux droits des salariés. C’est en son nom que le dumping social est justifié et organisé. On ne peut revenir sur cette architecture juridique dans une simple négociation intergouvernementale où la décision se prend soit à l’unanimité, soit à la majorité qualifiée. Rester prisonnier des rapports de forces entre les gouvernements mène au mieux à l’adoption de mesures de portée très limitée, au pire à l’impuissance.
Que devrait alors faire un gouvernement de gauche ? Il devrait indiquer qu’il se refuse à appliquer des dispositions juridiques qui organisent le dumping social et il demanderait que ces dernières soient révisées. Devant le refus probable des autres gouvernements, il prendrait des mesures unilatérales. Ces mesures unilatérales sont coopératives en ce sens qu’elles ne sont pas dirigées contre un pays, mais contre une logique économique et sociale. Concernant les travailleurs détachés, il devrait obliger les entreprises installées en France à leur appliquer l’entièreté du droit du travail. La France serait alors fort probablement condamnée par la Cour de justice. En refusant de se plier, le gouvernement français ouvrirait une crise dans la construction européenne.
Cette crise serait ouverte dans une perspective de refondation de l’Union européenne. En prenant des mesures unilatérales progressistes et en demandant qu’elles soient étendues à toute l’Union, un gouvernement de gauche prendrait à témoin les opinions publiques dans les autres pays et mettrait leurs gouvernements au pied du mur. Ce serait un formidable encouragement pour les mobilisations populaires en Europe. Il s’agit donc d’engager un bras de fer avec les institutions de l’Union. Son issue n’est pas donnée d’avance et dépendra des rapports de forces en Europe.
Pierre Khalfa