La Sécurité sociale de l’alimentation consiste à créer de nouveaux droits sociaux visant à assurer conjointement un droit à l’alimentation, des droits aux producteurs d’alimentation et la protection de l’environnement.

Sécurité Sociale de l’Alimentation : son coût vaut-il le coup ?

Par Danièle Mauduit – le 24 août 2023

On sait aujourd’hui plus qu’hier que « quoi qu’il en coûte », quand des mesures sont considérées comme vitales par les dirigeants, le financement est trouvé. Le coût n’est un obstacle que lorsqu’il s’agit de progrès social ou, pire à leurs yeux, d’émancipation populaire.

La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) est un projet politique, qui s’intègre dans un projet de société construit sur les valeurs de solidarité, de dignité humaine, de respect du vivant.

Ses deux objectifs articulés sont : le droit à l’alimentation et le modèle agricole paysan agroécologique.
Les trois piliers qui assurent sa cohésion et sa faisabilité sont : l’universalité, la cotisation sociale et le conventionnement.
Le fil rouge du projet est la démocratie affirmée comme visée et comme moyen.

L’enjeu politique de la SSA est clair : savoir qui décide du contenu de nos assiettes et du mode de production de l’alimentation.

Aujourd’hui, c’est le complexe agro-industriel1«  l’ensemble constitué par l’industrie amont (semenciers, phytosanitaires, produits animaux, machinisme, etc.), l’industrie aval (collecte, transformation, distribution), les forces d’encadrement du monde paysan (syndicalisme majoritaire, chambres d’agriculture et autres lieux de réflexion ad hoc), les décideurs publics (l’État, les collectivités, etc.), et le jeu des relations complexes (lobbying) entre ces quatre pôles destinés à fabriquer les choix publics ». Observations sur les technologies agricoles – L’atelier paysan – la petite bibliothèque paysanne.

La SSA propose que chacun·e ait accès à une alimentation ni polluante, ni polluée, choisie dans une offre de produits conventionnés collectivement par les gestionnaires des caisses de sécurité sociale alimentaire.

Cette organisation permettrait à chacun·e d’avoir une voix dans le processus de décision de la production et de la distribution de cette alimentation. Ce serait le début d’une démocratie alimentaire par le transfert d’une partie du pouvoir du complexe agro-industriel à la population.

Trop chère, la SSA ?

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, dans une France affaiblie et en ruines, une approche financière aurait empêché d’envisager un tel projet.2« Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail. Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circon­stance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute la mesure compatible avec le régime social en vigueur. Ambroise Croizat 8 août 1946, Assemblée nationale. Sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie

La mise sur pied de la Sécurité Sociale était bien une mesure politique qui a apporté du mieux vivre au plus grand nombre sans mettre en péril l’économie du pays.

Cependant, si « l’économie » – trop souvent confondue, dans la novlangue, avec le capitalisme – a pris une place disproportionnée dans l’argumentation des décideurs, évaluer le coût de la SSA reste une démarche incontournable… en deux étapes.

1- L’agriculture industrielle a un coût !

Son évaluation n’a pas été faite. Et pour cause !

Combien coûte la prise en charge, par les finances publiques, des infrastructures logistiques, d’une partie de la recherche (partenariats public-privé – Crédit Impôt Recherche…), des aides aux entreprises, des aides à la « modernisation » et aux investissements ?

Combien coûte la prise en charge, par la Sécurité sociale, des problèmes de santé liés à la malbouffe et à la pollution ?

Combien coûte la destruction des bioécosystèmes, la stérilisation des sols, la destruction des talus et la replantation des haies, le ramassage des algues vertes, la perte de la biodiversité, la pollution et l’émission de GES ?

Combien coûte la perte de la souveraineté alimentaire, la désertification des campagnes et la souffrance infligée aux paysans ?

Sur le plan financier et plus encore sur les plans humain, social et environnemental, le coût des choix actuels est exorbitant et le sera encore plus pour les générations à venir !

Que coûtera une agriculture sans paysans, plus orientée vers les retours sur investissements, les méthaniseurs, les réservoirs de voitures… que vers l’alimentation humaine ?

Que coûtera en déshumanisation l’artificialisation généralisée des campagnes vidées de leurs paysans remplacés par des robots (traite, désherbage, alimentation du bétail, pollinisation…), tracteurs et machines autonomes ?

La transition écologique – version croissance verte – exige des investissements croissants impossibles à assurer par les paysans, mais aussi le développement sans fin des activités extractives, une production d’électricité en augmentation exponentielle et des risques de catastrophes prévisibles.

Des sommes folles sont distribuées pour une agriculture 4.0 axée sur des technologies innovantes – robotique, numérique, biotechnologies [mutagénèse, invention de nouveaux micro organismes ] – inscrites dans une perspective transhumaniste dessinée par la convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l’Information et sciences de la Cognition)3Idem.

Les plans de modernisation se succèdent : du Plan Monnet au Plan « Agriculture-Innovation  2025 »… tous accompagnés de soutiens financiers publics, de normes adaptées et adaptables. Avec quels résultats ?

La modernisation – souhaitable – aurait pu emprunter d’autres voies.

Celle choisie par nos dirigeants répondait aux besoins de la reconversion de l’appareil de production de guerre états-unien. Elle a favorisé l’agriculture industrielle et la naissance du complexe agro-industriel actuel. Les alternatives biopaysannes ont été marginalisées4Le paysan impossible – récit de luttes. Yannick Ogor – juin 2017 – éditions du bout de la ville (épuisé) ; Nicolas Legendre – Silence dans les champs – avril 2023 – Éditions Arthaud. À quel prix financier, humain, écologique ?

Si la SSA permettait d’inverser l’évolution mortifère actuelle, ça vaudrait le coût !

2- Que coûterait la SSA ? 120 milliards par an

C’est une réponse réductrice. Cet argent n’est pas perdu.

C’est, dans le meilleur des cas, un transfert d’une part de la plus-value créée par les travailleurs, captée illégitimement par le capital, récupérée par les travailleurs. Elle va profiter, dans tous les cas, aux plus exploités5sur le financement de la SSA : https://securite-sociale-alimentation.org/production/securite-sociale-de-lalimentation-et-budgets-alimentaires-des-menages/. Elle sera réinjectée dans l’économie et alimentera une filière socialement et écologiquement vertueuse.

La SSA veut substituer un droit à une aide devenue structurelle. Cela contribuerait d’une part à éviter les démarches humiliantes (voir les travaux de Bénédicte Bonzi) aux 8 millions de personnes contraintes à l’aide alimentaire qui passeraient du statut d’assisté·es à celui d’ayants droit. Cela contribuerait d’autre part à garantir une alimentation, choisie en connaissance de cause et de qualité, grâce à une allocation dédiée et au montant incompressible. De quoi faire reculer les maladies et les dépenses de la Sécurité Sociale.

Ses promoteurs veulent garantir de bonnes conditions de travail et de rémunération à celles et ceux qui nous nourrissent, des pratiques capables de reconstruire la biodiversité et les équilibres des agroécosystèmes. Leur objectif est de rétablir la souveraineté alimentaire chez nous et ailleurs, rééquilibrer la population rurale et une reconnaissance des savoirs paysans et artisanaux, vantés et monnayés dans les publicités, mais détruits par « la surenchère technocentrée ».

Soutenir le modèle agricole paysan, c’est soutenir un modèle de ferme autonome qui travaille avec la nature6L’agriculture paysanne, une agriculture au service de la société et privilégie une agriculture nourricière, peu polluante, peu émettrice de GES, moins gourmande en eau…

Le coût de la SSA n’a de sens que s’il s’inscrit dans une pensée systémique et élaborée en dehors des normes comptables du capitalisme.

Une question essentielle est alors : comment inverser le rapport de forces politique actuel ?


Pour compléter, la vidéo du débat que nous avions organisé au mois de juillet sur le financement de la SSA est toujours disponible :

Notes
  • 1
    «  l’ensemble constitué par l’industrie amont (semenciers, phytosanitaires, produits animaux, machinisme, etc.), l’industrie aval (collecte, transformation, distribution), les forces d’encadrement du monde paysan (syndicalisme majoritaire, chambres d’agriculture et autres lieux de réflexion ad hoc), les décideurs publics (l’État, les collectivités, etc.), et le jeu des relations complexes (lobbying) entre ces quatre pôles destinés à fabriquer les choix publics ». Observations sur les technologies agricoles – L’atelier paysan – la petite bibliothèque paysanne
  • 2
    « Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail. Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circon­stance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute la mesure compatible avec le régime social en vigueur. Ambroise Croizat 8 août 1946, Assemblée nationale. Sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie
  • 3
    Idem
  • 4
    Le paysan impossible – récit de luttes. Yannick Ogor – juin 2017 – éditions du bout de la ville (épuisé) ; Nicolas Legendre – Silence dans les champs – avril 2023 – Éditions Arthaud
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