Nous avons déjà présenté sur notre site certains écrits de Sofia ou de Lucile. Déclamés la rage au ventre, ils imposent les images d’une réalité monstrueuse. Lucile témoigne, en tant que membre d’une famille de Palestiniens à Gaza, pour montrer le quotidien des Gazaouis.

En direct de Gaza

Par Lucile, membre d’une famille franco-palestinienne. Texte lu à la manifestation pour un cessez-le-feu immédiat et définitif samedi 3 février 2024 à 11h.

Lundi 29 janvier, 6 h du matin, le téléphone : c’est Tarek, mon beau-frère, qui a trouvé du réseau.

Tarek, autrefois si joyeux, entrainant, excessif et généreux à la fois, aujourd’hui pris au piège.

Oui, piégé dans la terrible zone nord de la bande de Gaza, déplacé huit fois.

Toi, le plus jeune des frères de la famille, voilà que tu te retrouves seul, isolé des autres, à lutter pour essayer de rester en vie avec ta femme et tes trois enfants. Mais tu te retrouves aussi seul avec la responsabilité de ce qui reste de ta belle-famille.

Car tes deux jeunes beaux-frères ont été tués dans cette guerre ; le dernier il y a seulement trois semaines en allant vous ravitailler en eau au bout de la rue.

Et ton beau-père n’est plus là non plus. Ce prof d’université retraité, dès le début de la guerre, ne vous avait pas suivi dans les écoles de l’ONU, refusant de quitter sa maison, comme un choix suicidaire et résistant de vieil intellectuel qui va au bout de ses idées.

Pourtant, le destin est tragique !

Après l’invasion par les troupes terrestres de son quartier de Beit Laya et de sa maison – alors que le couple de voisins a été laissé agonisant sur le palier – ton beau-père, mystérieusement, miraculeusement et tragiquement, peut-être grâce à son hébreu parfait, a été transféré dans un hôpital de Cisjordanie, gravement blessé par les tirs de l’armée. Mais finalement c’est la pire des sentences pour un homme comme lui, qui voulait mourir fièrement dans sa maison, et qui, aujourd’hui, est le seul à être sorti de la bande de Gaza, loin des siens et ignorant même encore la mort de son fils.

Tu te retrouves donc aujourd’hui, Tarek, à devoir veiller sur ces survivantes, dont deux jeunes femmes, l’une enceinte avec un bébé d’un an, et l’autre avec deux enfants en bas âge.

J’écoute cette conversation, figée par l’horreur que je sais pourtant. Mais là, ce sont tes mots, tes mots qui nous parviennent de l’endroit le plus dangereux du monde.

Je t’entends dire et répéter que les enfants ont faim et qu’il n’y a plus rien à manger. Que vous ne pouvez plus tenir et êtes à bout de force.

« On est trop fatigués, on est malades, on n’en peut plus. »

« Gaza, c’est fini. Il n’y a plus rien à manger, il nous reste juste un peu de riz. »

Ton grand frère te demande si tu es allé dans l’appartement de Batoul votre nièce. « Essaye en passant par la fenêtre, il doit rester à manger là-bas. »

Tu lui réponds « J’y suis déjà allé, on a tout récupéré, il n’y a plus rien. Les enfants ont faim, mon frère ».

« Il y a eu quelques distributions de nourriture au nord, tu n’arrives pas à y aller ? »

« Les gens qui vont chercher à manger se font tirer dessus. C’est trop dangereux. Aller là-bas, c’est signer son arrêt de mort. Il y a des snipers partout. Dehors, à chaque coin de rue. Tu ne peux pas faire 100 mètres sans tomber sur un corps. Les chiens et les oiseaux les mangent. »

Et puis ces mots dits à mi-voix, comme une confidence : « Je voulais trouver un œuf pour ma fille, pour Joury. Ça fait deux jours que j’en cherche un, et je ne suis même pas capable de lui ramener ça. Un œuf à ma fille, tu imagines mon frère ? »

Le désespoir en direct. Votre souffrance au bout du téléphone.

À Gaza, on dit que les grands gagnants de cette guerre sont ceux qui sont morts au début.

Et puis cette question, décalée, pleine d’attente, que tu poses à ton grand-frère : « Est-ce qu’il y a des bonnes nouvelles, du changement, qu’est-ce que vous entendez, est-ce que c’est bientôt fini ? »

Ça me rappelle à quel point vous êtes isolés, coupés de toute communication avec le monde. Plongés dans votre quotidien invivable, vous n’avez aucune information sur ce qui vous arrive, aucun recul sur la situation.

Déchirant d’entendre la seule réponse honnête que peut te faire ton frère. « Non, je te le dis, les nouvelles ne sont pas bonnes. Il faut que tu te prépares, Tarek, écoute-moi bien, il faut que tu tiennes, ça va durer longtemps. Il faut que vous teniez bon. »

Ta voix qui tressaille et je t’entends faillir à l’autre bout du fil. Et ta réponse pour garder la tête haute : « Oh non, mais comment je vais annoncer ça à ma belle-mère moi ? »

Quand pour ne pas raccrocher, ton frère me passe le téléphone un instant, tu ne sais pas, Tarek, que j’ai tout entendu, et c’est encore pire, car c’est toi qui me rassures. Tu me dis : « Lucile, ne t’inquiète pas, on va bien, on va tous bien. Maya les enfants, on est tous ensemble, on a de la chance, tout va bien. »

Ta générosité, Tarek. Ton honneur aussi !

Lucile

 


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