Pour quelqu’un (réellement) de gauche, Jean-Claude Juncker n’est pas un responsable politique très estimable. Premier ministre inamovible du Luxembourg de 1995 à 2013, cumulant la plupart du temps cette fonction avec celles de ministre des Finances et ministre du Travail, il a protégé férocement le statut de paradis fiscal de son pays. Il a été le président de l’Eurogroupe, qui réunit mensuellement les ministres des Finances de la zone euro, quasiment sans interruption depuis sa création en 2005 jusqu’au début de l’année 2013. Ce parcours a été brutalement interrompu en juillet 2013 lorsqu’il a été révélé que M. Juncker avait couvert les services de renseignements ayant fiché illégalement des centaines de milliers de citoyens luxembourgeois pour des raisons politiques. Membre du Parti populaire européen (PPE), la droite conservatrice, il a été un artisan sans état d’âme des politiques mises en œuvre depuis des années à l’échelle européenne. C’est un partisan farouche de l’orthodoxie budgétaire et il a soutenu les politiques d’austérité menées par la Troïka.
M. Junker a été désigné par le PPE pour être son candidat à la présidence de la Commission européenne. Car le traité de Lisbonne modifie le mode de désignation du président de la Commission en donnant un rôle clef au Parlement européen. Les chefs d’État et de gouvernement proposeront au Parlement européen un candidat à la présidence de la Commission, « en tenant compte des élections au Parlement européen ». Le candidat devra ensuite être approuvé par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent (soit 376 députés sur 751).
Lors de la campagne électorale, les candidats désignés par les différents partis européens – parmi lesquels Alexis Tsipras pour le Parti de la gauche européenne – se sont engagés à soutenir, pour la présidence de la Commission, le ou la candidat-e du parti arrivé en tête. Le PPE étant arrivé en tête, M. Junker devrait donc remplacer M. Barroso à la Commission. Las, les gouvernements ne l’entendent pas ainsi, voulant garder la main sur la désignation du candidat. En effet, un candidat issu d’un vote majoritaire du Parlement européen pourrait avoir des velléités d’indépendance par rapport aux gouvernements. Non que M. Junker puisse être tenté par cela, son passé plaidant pour sa docilité, mais on ne sait jamais. Ainsi, d’autres noms ont été avancés, celui de Michel Barnier ou de Christine Lagarde. Cependant M. Junker reste le candidat officiel du PPE et les parlementaires européens commencent à gronder, menaçant de voter contre tout autre candidat proposé par les gouvernements.
Angela Merkel, réticente, a bien dû se résigner à soutenir le vainqueur des élections. Mais c’est du Royaume-Uni qu’est venue la charge anti-Junker la plus violente. Le premier ministre David Cameron fait tout pour éviter qu’il ne devienne président de la Commission et les journaux anglais se sont déchainés contre lui. Aux yeux des conservateurs britanniques, M. Junker serait trop européen. Pour eux, l’Europe doit simplement être une zone de libre-échange – le Royaume-Uni avait créé l’Association européenne de libre échange en 1960 pour tenter de faire pièce à la Communauté économique européenne suite au traité de Rome -, et ne doit surtout pas avoir le moindre projet politique, ni la moindre politique commune. Ce pays a obtenu, avec la procédure de l’opt-out, de s’exonérer du respect de la Charte des droits fondamentaux, dont pourtant le contenu et la portée sont pour le moins peu contraignantes, ainsi que de la directive sur le temps de travail fixant à 48 heures par semaine le temps de travail maximum.
Quoi qu’il en soit, sonné par le résultat du parti antieuropéen et xénophobe UKIP (United Kingdom Independence Party) qui a terminé en tête des élections européennes avec 27,5 % des voix, M. Cameron essaie donc de faire monter les enchères, ce d’autant plus qu’il s’est engagé à faire un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne.
Les chefs d’État et de gouvernement doivent se réunir les 26 et 27 juin 2014 pour proposer un nom qui sera soumis ensuite au Parlement européen. Au-delà de qui sera le président de la Commission – Junker ou un autre conservateur, cela ne changera pas grand chose sur le fond des politiques menées -, l’enjeu est de savoir si cela va être l’occasion de changer son mode de désignation. Jusqu’à présent, le président de la Commission était désigné à l’issue de tractations obscures entre les différents gouvernements. Les parlementaires européens tentent d’imposer que ce dernier soit issu de la majorité politique du Parlement. Cette nouvelle procédure serait une avancée démocratique, certes modeste, mais réelle. Au-delà du cas Junker, c’est cette procédure qu’il faut soutenir comme l’a expliqué Alexis Tsipras. Ce serait un coin enfoncé dans une conception de l’Europe qui donne tout pouvoir aux gouvernements, ceux-ci décidant à Bruxelles entre eux, et sans aucun débat démocratique, des politiques qu’ils mènent dans leurs pays.
Pierre Khalfa – juin 2014