L’éclatement de la crise systémique du capitalisme en 2007-2008 a révélé les fragilités de la construction européenne et a réactivé les antagonismes nationaux et les hiérarchies qui traversent les différentes puissances économiques du continent. Depuis 2010, la réponse des classes dirigeantes européennes, menée par les dirigeants Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, a été d’impulser une politique coordonnée à l’échelle européenne de « super austérité » dont la Grèce a été le « laboratoire ». À travers le carcan de fer du TSCG et des différentes mesures qui encadrent maintenant les budgets nationaux, l’objectif est de démanteler systématiquement et rapidement les acquis sociaux, les systèmes de protection sociale, les garanties qui peuvent exister en termes de droit du travail pour donner un coup d’arrêt aux résistances antilibérales qui freinent l’adaptation du continent européen à la logique du capitalisme mondialisé.

La mise en place des politiques d’austérité a ouvert une nouvelle phase de luttes de classes, de bras de fer prolongé entre les peuples et les gouvernements. Des mobilisations puissantes se sont déployées ces dernières années, que ce soit en Grèce, en Espagne, au Portugal, en France aussi en 2010 contre la réforme des retraites, mais également dans des pays d’Europe de l’Est, comme en Roumanie, où des politiques antisociales brutales ont été imposées. Mais malgré la tentative embryonnaire de journées de mobilisation européenne en février et octobre 2012, sous la pression des syndicats grecs et portugais, la mobilisation à l’échelle européenne n’a pas permis de donner un réel coup d’arrêt et de faire dérailler le rouleau compresseur des politiques d’austérité. L’absence d’un véritable mouvement social européen, d’un horizon commun des luttes des peuples d’Europe pèse négativement sur les rapports de force entre les classes et pose la question de comment renforcer la possibilité de luttes communes à l’échelle européenne.
La tentation du repli national
Face à cette difficulté, une tentation existe qui revient à intérioriser la difficulté rencontrée et à renoncer à envisager une confrontation politique à l’échelle de l’Europe. Elle se traduit par le débat qui traverse la gauche de transformation sociale et écologique, ainsi que le mouvement syndical, sur la question de la sortie de l’euro. Il est évident que la politique monétaire de la Banque centrale européenne constitue un problème majeur qui renforce l’austérité salariale que subissent les peuples et qu’elle doit être critiquée. D’autre part, les politiques insensées mises en œuvre par les gouvernements, qui alimentent la crise plutôt qu’elles ne la résorbent, pourraient très bien provoquer à l’avenir une dislocation du système monétaire européen. Mais faire de la sortie de l’euro la condition d’une alternative à l’austérité, c’est faire fausse route. Parier sur la dévaluation de la nouvelle monnaie, pour récupérer de nouvelles marges de manœuvre en termes d’exportation, c’est mettre en œuvre une politique fondamentalement non coopérative à l’échelle européenne. Laquelle ne pourrait se faire qu’au détriment des autres peuples d’Europe, et en fait réactiverait la guerre de tous contre tous, interdisant l’émergence de véritables politiques de coopération et de solidarité entre les peuples d’Europe. À l’inverse la rupture avec l’austérité doit se concrétiser par des mesures qui, prises par un pouvoir de gauche dans un pays donné, appelleraient les autres peuples à les reprendre à leur compte et à les généraliser, pour un changement à l’échelle de tout ou partie de l’Union.
Un deuxième argument parfois avancé consiste à dire que l’échelon européen serait essentiellement un espace « technocratique » qui ne constituerait pas un lieu de confrontation « politique » entre les classes et que l’essentiel du combat doit se mener à l’échelle nationale. L’internationalisme « européen » n’aurait aucun sens et il faudrait soit se situer à l’échelle nationale soit directement à l’échelle mondiale. Ce débat en fait n’est pas réellement nouveau au sein de la gauche et du mouvement ouvrier. Déjà, Rosa Luxembourg à la fin du 19e siècle défendait que l’Europe n’était rien de plus pour elle qu’un « fantasme sans vie », qui constituait une régression par rapport au véritable internationalisme. « L’idée de civilisation européenne est complètement étrangère au prolétariat conscient. Ce n’est pas la solidarité européenne, mais la solidarité internationale, embrassant toutes les régions, toutes les races et tous les peuples de la terre, qui est le fondement du socialisme dans un sens marxiste. Toute solidarité partielle n’est pas une étape vers la réalisation d’un internationalisme authentique, au contraire, elle en est l’ennemie. » Le bouleversement et les massacres de la Grande Guerre de 1914 -1918 combinés à l’espoir soulevé par la révolution russe a bousculé les coordonnées du débat. Le mouvement communiste dans ses premières années se positionne alors en défense des « États-Unis socialistes d’Europe », ce qui tranche le contenu social, de classe, du projet de construction européenne.
Relever le défi de l’autre Europe
Dans les conditions politiques concrètes de la mondialisation capitaliste d’aujourd’hui, il est plus que jamais nécessaire de saisir comment la lutte de classes se déploie historiquement à travers des médiations concrètes, que ce soit à l’échelle nationale, continentale et internationale. Ce n’est pas un hasard si la dynamique de masse la plus importante, qui a le plus renouvelé l’internationalisme aujourd’hui, à savoir le mouvement altermondialiste entre 1999 et 2003-2004 a été un moteur puissant pour crédibiliser la perspective d’une autre Europe (en particulier avec les Forums sociaux européens) et a nourri la dynamique antilibérale du Non de Gauche au TCE en 2005 (dont la dimension alter européenne a été décisive pour gagner l’hégémonie à gauche). Le défi est de réussir à ce que les luttes contre l’austérité et la perspective d’une autre Europe se nourrissent réciproquement.
La bataille pour une Europe au service des peuples, radicalement opposée à celle qui se construit dans l’intérêt de la finance et du capital, est une bataille de longue haleine qui connaît des avancées et des reculs mais constitue une question décisive dans la reconstruction d’une nouvelle gauche et d’une nouvelle perspective d’émancipation. Les prochaines élections européennes du 25 mai seront un moment clé pour faire des pas en avant dans ce sens. D’abord à travers les différentes campagnes de la gauche de transformation sociale dans plusieurs pays européens, et dont chaque succès sera un encouragement pour les forces des différents pays. Ensuite dans la capacité de ces forces politiques à enraciner leur projet de rupture avec le libéralisme dans les luttes concrètes qui peuvent se développer à l’échelle européenne. La mobilisation pour la défense du droit à l’avortement en janvier dernier s’est amorcée en Espagne et a rencontré un écho bien plus large, car c’est à l’échelle européenne que les droites et les réactionnaires mènent l’offensive contre le droit des femmes à disposer de leur corps. D’autres terrains de luttes peuvent se développer à partir de questions immédiates pour la défense des droits sociaux et démocratiques. Il est essentiel de rendre visible à une échelle large qu’il existe deux projets antagonistes pour l’Europe : celui de l’UE telle qu’elle est aujourd’hui, qui sert avant tout les banques et la finance, et celui porté par les luttes des peuples d’Europe qui refusent le cauchemar austéritaire et réactionnaire. Les rassemblements de la gauche de transformation sociale défendent cette seconde perspective qui suppose une rupture dans la construction institutionnelle de l’Europe. Ensemble !, au sein du Front de gauche, défend la nécessité d’une « Assemblée constituante européenne », c’est-à-dire d’une refondation globale du projet européen, dont la première étape passe par une réappropriation de la souveraineté populaire, à l’échelle nationale, comme à l’échelle européenne, par les peuples eux-mêmes. C’est une proposition que nous voulons mettre en débat et faire progresser, dans le Front de gauche, dans le mouvement social, au sein du Parti de la Gauche européenne et auprès de tous les citoyens pour rendre possible l’émergence d’une autre Europe au service des peuples.
François Calaret. Publié dans le bulletin d’Ensemble du mois de mai.