Les éditions Syllepse avaient programmé la sortie de l’ouvrage d’Éric Toussaint – « Capitulation entre adultes » (1) – pour le mois de mars 2020. Depuis, nous avons connu le confinement, la fermeture des librairies, l’absence d’activités publiques militantes qui, bien souvent, sont autant d’occasions… d’acheter des livres.
Les notes qui suivent visent donc essentiellement à convaincre que ce livre constitue une contribution essentielle aux débats qui traversent la gauche et que, en conséquence, il est possible et même indispensable de l’acheter et, surtout, de le lire !
Un brin provocateur, le titre indique bien l’objectif premier de l’entreprise : fournir une réponse critique argumentée à « Conversations en adultes » (2) l’ouvrage écrit par Yannis Varoufakis et qui a inspiré le récent film éponyme (3) réalisé par Constantin Costa-Gavras. Ces deux documents – le livre de Varoufakis et le film de Costa-Gavras – possèdent d’indéniables qualités, à commencer par la manière vivante dont ils donnent à voir ce qu’a été la manière scandaleuse dont les « institutions » – c’est l’autre nom utilisé pour désigner la « Troïka » constituée par l’Union européenne (UE), le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque centrale européenne (BCE) – ont traité la Grèce avant comme après l’accession au pouvoir, en janvier 2015, du gouvernement d’Alexis Tsipras. A tel point que l’on hésite quant à savoir ce qui a été le plus abject : la brutalité et l’incroyable arrogance allemande incarnées jusqu’à la caricature par Wolfgang Schäuble – le Ministre allemand des finances – ou l’hypocrisie et de la duplicité française qu’illustre si bien Michel Sapin, capable d’abonder en privé dans le sens de Varoufakis et, quelques minutes plus tard, de le clouer au pilori en public, lors de la conférence de presse qui suit leur rencontre.
Démonter les mécanismes de la capitulation
Le livre de Varoufakis et le film de Costa-Gavras ont néanmoins l’inconvénient majeur de présenter une version extrêmement partielle et partiale des évènements, version qui a surtout pour fonction de faire la part belle au rôle joué par Yannis Varoufakis. Ce dernier a été débarqué par Tsipras en juillet 2015 et a voté contre le troisième mémorandum. Ce qui, naturellement, constitue un acte politique important à porter à son crédit. Il cherche donc, par son récit, à montrer qu’il a cristallisé la haine de la Troïka pour le peuple grec, ce qui est vrai. Mais aussi qu’il est « tombé à gauche », voire qu’il incarnait une alternative aux capitulations de Tsipras. Ce qui est beaucoup plus discutable.
Le premier intérêt de l’ouvrage d’Éric Toussaint tient donc à son aspect démythificateur et à sa dimension de « déconstruction » du récit de Varoufakis : la politique préconisée et mise en œuvre par Yannis Varoufakis a pavé le chemin qui conduisait à la capitulation de Tsipras devant l’Union européenne, en juillet 2015. Pour en établir la démonstration rigoureuse E. Toussaint part systématiquement du récit de Varoufakis pour le déconstruire. Il restitue chaque épisode de la « descente aux enfers » qu’ont été les négociations avec l’Union européenne, les resitue dans le contexte mouvant de l’époque, et démonte la logique sous-jacente à chaque recul politique qui prépare le suivant jusqu’à la catastrophe finale.
Un autre mérite de « Capitulation entre adultes » est de permettre aux lecteurs et aux lectrices de s’extraire des explications conjoncturelles et de rappeler que, dès avant la victoire de Syriza, Yannis Varoufakis était opposé sur le fond aux différents programmes adoptés par Syriza et portés lors des campagnes électorales de juin 2012 et janvier 2015 (programme de Thessalonique). Par la suite, il n’a eu de cesse, avec la complicité de l’équipe restreinte autour de Tsipras, d’organiser le contournement des décisions adoptées démocratiquement par les militants et les militantes de ce qui était alors authentiquement la « coalition de la gauche radicale », et validées par les électeurs.
Ce contournement ne constitue pas seulement un scandale démocratique : il a en effet débouché sur la mise en œuvre pratique d’une politique – essentiellement une politique de négociation – dont Varoufakis pensait qu’elle pouvait permettre de se concilier l’Union européenne, grâce à sa modération et à son caractère « raisonnable ». Selon E. Toussaint, le noyau dur de cette illusion politique est la manière de traiter la question de la dette et la croyance (naïve ?) que faire des propositions modérées et raisonnables permettrait de convaincre la Troïka. Alors même que « l’énorme dette grecque constitue fondamentalement l’arme utilisée par les créanciers publics pour faire de la Grèce un exemple de ce qu’il en coûte de prétendre résister au rouleau compresseur néolibéral et, bien sûr, pour imposer aux travailleurs grecs une réduction brutale de leurs droits ».
On comprend mieux dès lors la place centrale qu’ont pris les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque. Cette commission – qui faisait partie du programme de Syriza – a été voulue par la Présidente du Parlement grec Zoe Konstantopoulo et mise en place en avril 2015, malgré les réticences de la garde rapprochée d’Alexis Tsipras. Son animation a été confiée à Éric Toussaint (4). Ce dernier relève d’ailleurs que Yannis Varoufakis n’évoque pas une seule fois la Commission dans les 500 pages que compte son témoignage ! En effet, la simple existence de cette commission – pour ne rien dire du résultat de ses travaux – constituait un casus belli pour la Troïka et les gouvernements européens : l’un de ses objectifs avoués était de « distinguer la part légale et la part illégitime, odieuse et insoutenable de la dette grecque avant 2015 ». Autant de prétentions inadmissibles pour ces institutions puisqu’elles ouvraient la voie à un refus de rembourser une partie de la dette. Et constituaient éventuellement une source d’inspiration pour d’autres peuples européens…
Reprendre systématiquement – en le corrigeant ! – le récit de Varoufakis permet de retracer les différentes « étapes du chemin de croix » qui a été celui du peuple grec, pavé de renoncements et d’occasions perdues. De ce point de vue, l’accord du 20 Février 2015 entre le gouvernement grec et la Troïka constitue sans nul doute le point de bascule de la situation grecque : la Troïka fixe le cadre non modifiable des négociations ; ce cadre est intrinsèquement contradictoire avec les promesses électorales de Syriza. La suite de l’histoire est alors écrite (5): les négociations s’éternisent. L’Eurogroupe se refuse à toute concession. Réunion de crise après réunion de crise, les propositions des négociateurs grecs qui s’éloignent de plus en plus de leurs promesses électorales se heurtent au mur de l’intransigeance européenne. Dans ses discours intégralement mensongers, l’Union européenne prétend vouloir « sauver la Grèce ». Mais son seul objectif depuis le début est de la punir d’avoir mal voté et d’obtenir une capitulation destinée à montrer aux autres peuples européens ce qu’il en coûte de défier l’oligarchie. On connaît la suite : comme les négociations n’avancent pas et que les exigences de la Troïka sont toujours plus inacceptables, Tsipras et sa garde rapprochée cherchent une porte de sortie. Ce sera l’annonce du référendum. Avec une ambiguïté maintenue quant à l’intention de ses promoteurs : espéraient-ils la victoire du « Non » (aux exigences de l’Eurogroupe) pour poursuivre les négociations avec un meilleur rapport de forces ou une victoire du « Oui » afin de justifier leur capitulation ? Toujours est-il que la réaction de la Troïka a été extrêmement violente : indignation devant l’idée même de consulter le peuple, menaces diverses dont celle d’expulser la Grèce de l’euro, gel des liquidités qui obligera les banques grecques à fermer et le gouvernement à limiter les retraits (6). Face à ses agressions et alors même que la perspective du référendum contribue à remobiliser en profondeur, l’état-major de Syriza est loin de s’investir dans la campagne du « Non ». Malgré tous ces obstacles, l’esprit de résistance continue de souffler : dans un véritable sursaut de dignité, le « Non » – « Oxi » – l’emporte à 62%. Ce qui n’empêchera pas la capitulation : le gouvernement Syriza élu pour en finir avec la « politique des mémorandums » va signer et mettre en œuvre le troisième mémorandum.
Une alternative possible ?
Le chapitre conclusif s’attache à montrer qu’une autre politique était possible : « à chaque étape, il y avait une option alternative qui aurait dû être mise en pratique car ce qui s’est passé n’était pas inéluctable ». C’est, naturellement, la dimension la plus délicate du livre et celle qui devrait susciter le plus de discussions. Mais ces débuts sont utiles. En effet, l’on peut espérer qu’à nouveau, à la faveur des crises et des mobilisations, un mouvement ou une coalition de gauche radicale soit en mesure de constituer dans un pays européen un gouvernement anti-austérité. Tirer jusqu’au bout les leçons de l’expérience grecque de 2015 est indispensable si l’on ne veut pas retomber dans les mêmes ornières.
De ce point de vue, Éric Toussaint est tout à fait convaincant lorsqu’il met en parallèle ce qu’a vraiment fait – et n’a pas fait – le gouvernement Tsipras de janvier à juillet 2015, avec les mesures unilatérales qu’il aurait dû prendre, à commencer par l’annulation des principales mesures prises par les gouvernements précédents et la suspension du remboursement de la dette. Les mesures rappelées n’ont rien de bien original : elles n’auraient jamais été que l’application d’ailleurs du programme de Syriza et, de fait, la mise en œuvre du mandat que le gouvernement Tsipras avait reçu des électeurs et des électrices lors du scrutin de janvier 2015. Et encore à nouveau lors du référendum du 5 juillet 2015. Naturellement, personne ne peut prétendre que la mise en œuvre de ce programme aurait été aisée ni que le succès était garanti. Et Éric Toussaint ne le prétend pas ! Mais la voie choisie conduisait elle, à coup sûr, à l’échec et à l’augmentation des souffrances du peuple grec…
Deux considérations méritent d’être discutées plus avant : le problème des mobilisations populaires et celui de la sortie – ou de l’expulsion – de l’Union européenne et/ou de l’euro.
Questions ouvertes
Concernant le premier point, à plusieurs reprises, l’ouvrage souligne que certaines mesures – à commencer par la suspension du remboursement de la dette – étaient justifiées non seulement parce qu’elles étaient absolument légitimes mais aussi parce qu’elles étaient susceptibles de nourrir des mobilisations populaires, en Grèce comme à l’étranger, notamment dans certains pays européens.  C’était, bien sûr, une voie – la voie ? – à explorer. En même temps, il importe d’être lucides sur ce qu’étaient réellement ces capacités de mobilisations. De l’adoption du premier mémorandum en 2010 jusqu’à la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, le peuple grec a subi une vague d’attaques extrêmement brutales contre ses conditions d’existence. Et il a manifesté des ressources de combattivité et de résistance tout à fait extraordinaires, à travers au moins une quinzaine de grèves générales massives puis lors du mouvement d’occupation des places. Autant de manifestations spectaculaires… qui se sont heurtées à l’intransigeance de la classe dirigeante grecque et de la Troïka. Du coup, le vote de janvier 2015 en faveur de Syriza peut apparaître comme le « débouché politique » de plusieurs années de mobilisations. Mais aussi comme l’espoir (ou l’illusion ?) d’obtenir dans les urnes ce que l’on n’a pas pu obtenir dans les grèves et les manifestations. C’est à l’aune de cette ambiguïté qu’il importe d’apprécier les possibilités de mobilisation populaire en Grèce même. Pour autant, le résultat du référendum de juillet 2015 montre plutôt qu’il existait dans le tréfonds des couches populaires grecques des réserves de mobilisation…
Quant aux mobilisations dans les autres pays européens, à commencer par ceux qui ont joué le plus grand rôle dans la tragédie grecque – l’Allemagne et la France – pour faire pression sur leurs gouvernements respectifs et desserrer l’étau étranglant le peuple grec, d’éventuelles mesures de rupture prises par le gouvernement Syriza auraient créé des meilleures conditions pour leur émergence. Mais dans l’état calamiteux qui était – et est encore – celui du mouvement ouvrier européen, de telles mesures ne garantissaient pas ces mobilisations.
Reste enfin l’épineuse question des rapports à l’Union européenne et à l’euro. Inutile de se le cacher : cette question divise profondément la gauche radicale européenne. Les principales options opposées qui la traversent – culte de la sortie de l’Union européenne comme solution miracle ou, à l’inverse, croyance infondée dans sa fort improbable démocratisation – sont autant d’impasses. Le soutien assez catastrophique – même s’il a finalement eu assez peu d’impact … – de l’extrême gauche britannique (7) au Brexit illustre assez bien la première impasse. Comme l’expérience grecque de 2015 illustre l’impasse européiste : ne pas envisager la sortie et/ou tout faire pour éviter que la question se pose – ce qui a inspiré la politique de Tsipras, mais aussi celle de Varoufakis – conduisait inéluctablement à la capitulation. Comme le rappelle Éric Toussaint, « si Tsipras avait commencé à appliquer son programme en mettant en œuvre les mesures mentionnées ci-dessus, les instances européennes auraient poussé la Grèce vers la sortie de la zone euro. Pour beaucoup moins que cela, elles ont menacé la Grèce d’une sortie de la zone euro. Il est clair également que le gouvernement grec, face aux actions agressives des instances européennes, devait se préparer à la sortie de la zone euro et au retour à une monnaie souveraine ».
Il indique quelques pistes possibles qu’il aurait été possible d’emprunter dans cette perspective, à commencer par l’utilisation des « billets en euros en les estampillant pour les différencier des euros (des billets en euros encore inutilisés étaient disponibles dans les coffres de la Banque de Grèce et de ses agences régionales pour un montant de 16 milliards d’euros et, détail intéressant, tous les billets de 10 euros étaient imprimés en Grèce en 2015) » (8). Il y a bien eu, dans l’entourage de Varoufakis, des réflexions sur la mise sur pied d’une « monnaie parallèle ». Mais, en définitive, dans ce domaine comme dans tant d’autres, c’est la volonté politique qui a fait défaut.
A l’inverse, pour la gauche radicale, il importe de partir de ce qui a été au fondement de la crise grecque et de l’expérience décevante de Syriza : « L’Union européenne constitue aujourd’hui non seulement l’une des avant-gardes mondiales du néolibéralisme, mais aussi un ensemble d’institutions irréformables, c’est pourquoi une gauche de transformation sociale ne peut plus être crédible et réaliste sans mettre au cœur de sa stratégie la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne ».
C’est là un débat essentiel que nourrit efficacement l’ouvrage d’Éric Toussaint.
François Coustal
Notes
(1) Éric Toussaint, « Capitulation entre adultes, Grèce 2015 : une alternative était possible », Editions Syllepse, Février 2020.
(2) Yannis Varoufakis, « Conversation entre adultes, dans les coulisses secrètes de l’Europe », Editions Les liens qui libèrent, Octobre 2017
(3) Adults in the room, réalisateur : Constantin Costa-Gavras, Novembre 2019
(4) Militant marxiste révolutionnaire belge, Éric Toussaint est le fondateur et principal animateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, autrefois dénommé Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM). Il a également été membre de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur, mise en place en 2007 par le président Rafael Correa.
(5) Même si Éric Toussaint prend bien soin d’indiquer qu’à chaque étape il était possible de redresser la barre et de renouer avec les promesses de Syriza et l’espoir qu’elles avaient suscité.
(6) Cette limitation des retraits ne s’appliquait qu’aux ressortissants grecs et ne concernait pas les touristes qui pouvaient continuer à retirer des euros sans restriction.
(7) Ce soutien au Lexit – un Brexit « de gauche » – a été le fait des composantes les plus importantes de l’extrême gauche (Socialist Party, SWP, Counterfire). Mais pas de Socialist Resistance (IV° Internationale), ni de Left Unity ou du Scottish Socialist Party.
(8) L’analogie historique est un procédé risqué, à employer avec prudence et modération. Pour autant, celles et ceux qui s’intéressent passionnément à l’histoire du mouvement ouvrier ne peuvent manquer de se souvenir d’un précédent historique, celui de la Commune de Paris se refusant à prendre le contrôle de la Banque de France et de ses réserves…